Expérimenter l’impôt négatif ? L’étude Corse

L’année 2021 a été marquée par le travail approfondi réalisé par une petite équipe d’experts auprès de la Collectivité de Corse afin de définir les modalités concrètes d’une expérimentation de revenu universel sur son territoire. Le rapport d’une soixantaine de pages aborde nombre de précisions totalement inédites sur un projet particulièrement compliqué.

Il s’agit, en effet, d’expérimenter un dispositif simple – le revenu universel – qui viendrait se superposer à un ensemble très compliqué de dispositifs légaux – sociaux et fiscaux – en donnant malgré tout aux participants de l’expérimentation le sentiment d’une simplification… Nous présentons ici quelques extraits de ce rapport.


Résumé du rapport

par Marc de Basquiat

Alors que le revenu universel est une solution envisagée par de nombreuses communautés politiques, en France, en Europe et sur tous les continents, sa mise en œuvre concrète tarde. Le passage par une phase d’expérimentation est généralement préconisé, mais l’historique d’une vingtaine de réalisations qui se sont succédées depuis 50 ans aboutit à une conclusion dérangeante : aucune expérimentation n’a été encore réalisée dans le monde qui puisse éclairer les choix politiques de la Collectivité de Corse.

Le travail qui a été demandé début 2021 à l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) réunie par StepLine Conseil consiste à définir de la façon la plus précise possible un dispositif expérimental réalisable en Corse, permettant de répondre à cette question fondamentale : quelles seraient les évolutions à attendre de la mise en place d’un revenu universel à l’échelle d’un territoire tel que la Corse ou l’ensemble de la France ?

Ce rapport synthétise les travaux menés entre le 13 avril et le 13 juillet 2021 par l’AMO en lien avec les équipes de la Direction Générale des Services de la Collectivité de Corse. Il situe la démarche puis en précise les objectifs avant de décrire un dispositif y répondant au mieux. En substance, il s’agit de choisir deux territoires expérimentaux de dimensions semblables (entre 3.000 et 5.000 habitants chacun), dont la quasi-totalité des ménages résidents stables et réguliers seraient éligibles à une prestation calculée automatiquement chaque mois, sur une durée de 4 ou 5 ans.

Sachant qu’il n’est pas envisageable que des citoyens soient privés des prestations légales ou soient soumis à un calcul différent de leur impôt sur le revenu, le revenu universel expérimental se pourra pas s’y substituer mais seulement s’y ajouter. Cependant, le versement d’un montant forfaitaire individuel sans considération des effets du système socio-fiscal existant ne formerait pas une expérimentation généralisable. C’est pourquoi l’AMO propose ici une solution plus compliquée mais plus réaliste : au revenu universel mensuel auquel a droit chaque individu éligible dans les territoires d’expérimentation (500 euros pour tous les adultes, dès 18 ans, 200 ou 250 euros pour chaque enfant à charge, selon l’âge) il convient de déduire les prestations sociales déjà versées à la famille.

Par ailleurs, aucune solution réaliste de revenu universel n’est viable sans y associer un prélèvement fiscal permettant de le financer. C’est pourquoi le dispositif expérimental intègre une retenue systématique de tous les revenus identifiés chaque mois par la DRFiP pour les foyers fiscaux éligibles, en différenciant trois taux : 1/3 des revenus d’activité, 1/2 des revenus du patrimoine, 2/3 des revenus de remplacement. Pour la cohérence du dispositif, il est nécessaire de soustraire à ces retenues les acomptes d’impôt sur le revenu déjà prélevés chaque mois par l’administration fiscale ou les tiers payeurs (mécanisme du « prélèvement à la source »).

Le dispositif esquissé en ces quelques phrases est détaillé dans ce rapport, qui identifie également plusieurs questions difficiles d’implémentation, pour la mise en œuvre pratique, et y apporte des propositions de solutions qui mériteront d’être débattues au sein de la Collectivité.

Une microsimulation complète, à l’échelle de la Corse et affinée jusqu’à la granularité des 350 communes de l’île permet d’estimer le coût budgétaire en fonction des territoires d’expérimentation qui seront choisis. Le rapport présente également les méthodes d’évaluation qu’il s’agira de mettre en œuvre afin de tirer le maximum d’enseignements – au niveau des individus comme des territoires – d’une expérimentation sans précédent.

(…)


Introduction

par Alain Caillé

Supposons que soit accordé inconditionnellement et durablement à tout habitant ou à tout ressortissant d’un pays donné une somme à peu près égale à un bon tiers ou à la moitié du salaire minimum en vigueur, sans exiger de lui a priori de contrepartie en travail, et en le laissant libre d’en faire ce qu’il veut. Supposons aussi qu’il soit autorisé à cumuler la somme ainsi perçue avec d’autres revenus, taxés, eux, par exemple à un taux de 30 %. Supposons ensuite que l’institution d’un tel revenu inconditionnel permette d’éradiquer non pas la pauvreté mais au moins la misère, et qu’elle offre à chacun une possibilité significative de décider dans quelle activité s’investir. Et supposons encore que du surcroît de liberté réelle ainsi offerte à tous il résulte une accélération et un enrichissement considérables des dynamiques sociales ; que soit multiplié, par exemple, le nombre des artistes, des sportifs, des activistes engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique, pour la préservation de la planète ou dans la vie associative et démocratique. Supposons, enfin, que, chacun étant assuré de ne pas risquer de basculer dans la misère, nombreux seront ceux qui se feront entrepreneurs, inventant de nouvelles filières économiques ou préservant des emplois gratifiants mais aujourd’hui menacés (dans l’agriculture ou le commerce par exemple). À tel point peut-être que les impôts perçus (au taux de 30 %) sur ces activités nouvelles ou maintenues couvriraient une partie non négligeable du coût de ce revenu universel. 

N’est-ce pas là une perspective qui mérite qu’on y réfléchisse sérieusement ? Si elle s’avérait fondée et si elle était effectivement mise en pratique, elle serait l’occasion d’une inflexion radicale dans l’histoire de l’humanité et représenterait une forme de couronnement des idéaux démocratiques. Mais est-elle seulement plausible ? Beaucoup, la grande majorité (mais une majorité qui est en voie de rétrécissement rapide) en doutent plus que fortement, quand ils ne sont pas vent debout contre elle. Les raisons de cette opposition sont de deux ordres principaux. D’une part, selon eux, une telle mesure saperait l’obligation de travailler sur laquelle reposent toutes les grandes civilisations. D’autre part, elle serait impossible à financer.

Mettre un terme à l’obligation de travailler, disent les premiers, ne pourrait qu’encourager la fainéantise, le je-m’en-foutisme, la généralisation de l’assistanat, la rupture des liens sociaux qui reposent sur une égalité des droits et des devoirs, ainsi que sur la dignité partagée entre tous ceux qui travaillent. Si certains sont au chômage et ne contribuent pas à l’enrichissement commun, c’est peut-être qu’ils le veulent bien. Il faut les aider et au besoin les forcer à retrouver le travail qu’ils fuient. Sans compter que si les bénéficiaires du revenu universel se retirent du marché de l’emploi, induisant ainsi une diminution de la croissance économique, on ne voit pas qui financera les impôts permettant de payer ce revenu.

L’hostilité au revenu universel motivée par le rôle socialisant accordé au travail rejoint ici l’argument financier. Ce dernier fait valoir que le coût d’un tel revenu inconditionnel versé à tous (mais en réalité financé par les plus aisés) serait exorbitant. Ou alors, que le montant de ce revenu serait en tout état de cause trop faible pour avoir les vertus que lui prêtent ses défenseurs.

Qui a tort ? Qui a raison ? Il existe sur le sujet désormais une très vaste littérature brassant de multiples considérations tant philosophiques qu’anthropologiques, économiques ou sociologiques, et opposant des partisans ou des adversaires qui se recrutent aussi bien à la gauche qu’à la droite de l’échiquier politique. Ce qui différencie les uns et les autres, c’est à la fois le degré d’inconditionnalité, d’universalité, d’automaticité comme le montant du revenu minimum envisagé, et la question de savoir s’il doit être attribué à des individus ou à des ménages. L’expérimentation projetée en Corse porte sur la forme la plus radicale de revenu de base. Il serait versé automatiquement (sans démarches à accomplir) et calculé sur une base individuelle.

Qui a tort ? Qui a raison. Le débat strictement théorique ne permet pas de trancher. Or, il devient désormais urgent de le faire, et ceci pour de multiples raisons : la persistance partout dans le monde d’une misère endémique, le risque fort que la stagnation séculaire annoncée par de plus en plus d’économistes ou la nécessité de ralentir la croissance du PIB pour préserver la nature ne permettent plus d’offrir assez d’emplois réguliers à tous (risque fortement accru par la numérisation d’un nombre croissant d’emplois), la désaffection envers la démocratie qui gagne partout dans le monde, etc. Il nous faut donc maintenant expérimenter pour pouvoir nous faire enfin une idée claire sur cette question si essentielle.

(…)


Conclusion

par François Bourguignon

Parvenu au terme d’un texte souvent rébarbatif de par la complexité apparente de l’expérimentation qu’il décrit, le lecteur se demandera peut-être dans quelle mesure celle-ci répond aux ambitions du revenu universel énoncées dans l’introduction, s’il n’a pas déjà oublié celle-ci. Après tout, l’expérimentation proposée ne relève pas le revenu minimum garanti aujourd’hui par le RSA, elle ne fait pas table rase du système redistributif en vigueur – bien qu’elle le rende virtuellement inopérant en augmentant le revenu disponible des gagnants sans affecter celui des perdants potentiels –, et, finalement, elle ressemble par certains égards autant à une usine à gaz que le système en place. En conclusion de ce rapport d’étape, il importe de corriger ces impressions causées par la technicité inévitable d’une expérimentation conduite dans des territoires qui ne peuvent être isolés du reste de la région et du pays, ni complètement du système redistributif en vigueur.

En premier lieu, il faut bien voir que la mise en œuvre du dispositif de revenu universel et de son financement serait radicalement différente et infiniment plus simple si elle avait lieu au niveau national plutôt que dans deux territoires de la Corse.  L’une des vertus du revenu universel et du prélèvement proportionnel au premier euro gagné est précisément une simplification administrative majeure par rapport à la complexité du système en place. Quelques paramètres, moins d’une dizaine, une multiplication et une soustraction suffisent à caractériser la redistribution dans la partie inférieure et médiane de l’échelle des revenus contre probablement des centaines de paramètres et d’opérations, ou un bon millier de lignes de code dans les programmes de calcul, aujourd’hui. C’est essentiellement parce que l’expérimentation vient se superposer – dans les territoires retenus – au dispositif actuel ou met en jeu la mobilité géographique des résidents qu’elle exige certaines contorsions administratives. Du point de vue des personnes concernées, un gros effort de communication devra être effectué pour que la grande simplicité de la formule expérimentée apparaisse à tous.   

En second lieu, il est exact que pour une certaine population, le revenu universel assorti d’un prélèvement proportionnel ne représentera pas une modification majeure par rapport au RSA et la prime d’activité. Il s’agit essentiellement des personnes seules, non retraitées, de plus de 25 ans. En revanche, les couples, avec ou sans enfant, seront gagnants ainsi que les 18-25 ans qui ne peuvent bénéficier aujourd’hui du RSA et qui n’ont pas accès à la garantie jeunes. Pour les uns comme pour les autres, la différence par rapport au système actuel peut être majeure. Le dispositif expérimenté implique donc bien une augmentation du revenu disponible d’une large part de la population.

De fait, par construction, l’augmentation du revenu disponible des bénéficiaires de l’expérimentation se monte au budget de celle-ci puisqu’elle se déroulera sans aucun perdant. Selon la micro-simulation résumée au chapitre 4 de ce rapport, le gain moyen annuel pour les bénéficiaires s’élèverait à 1200 € par personne (soit plus de 5 % du niveau de vie moyen) dans les territoires d’expérimentation mais à peu près au double (soit plus de 10%) pour ceux dont le niveau de vie actuel est en-dessous de la médiane corse.

Bien sûr, ceci pose la question du financement de la réforme envisagée si elle devait être appliquée au niveau national. De ce point de vue, l’expérimentation en surestimera le coût puisqu’elle ne comportera aucun perdant. En même temps, comme trace sera gardée des perdants et des montants de revenus virtuellement perdus, l’expérimentation informera en creux sur le coût potentiel effectif de la réforme et la totalité de ses effets redistributifs y compris les pertes de revenu disponible. Un point essentiel est cependant que, dans la perspective d’une réforme du type envisagé au niveau national, la population corse, et probablement encore plus celle des territoires d’expérimentation, serait en moyenne bénéficiaire puisque moins aisée que la moyenne nationale. Ceci justifie une expérimentation où le gain moyen de revenu disponible est positif.

En troisième lieu, il faut souligner que le fait qu’une part importante de ménages voit effectivement sa contrainte budgétaire se desserrer est bien susceptible d’entraîner les modifications de comportement attendues ou supposées d’un dispositif de revenu universel assorti d’un prélèvement sur les revenus d’activité : offre de travail et partage des tâches dans les couples, autonomisation et alternative étude/travail/loisir des jeunes au-dessus de 18 ans, création de micro- entreprises, travail au noir… Un autre aspect, rarement mis en avant mais qu’il sera possible de prendre ici en compte à cause du caractère territorial de l’expérimentation, concerne les effets d’équilibre général d’une telle mesure, c’est-à-dire les effets indirects du gain de revenu des bénéficiaires sur les économies locales. 

L’expérimentation proposée représente donc une occasion unique d’observer et de mesurer ces effets, en même temps que les changements que peut produire une modification de leur contrainte budgétaire sur un ensemble d’indicateurs psychologiques individuels (satisfaction de la vie menée, stress, etc..) tout aussi importants que les critères économiques.  Il sera tout particulièrement intéressant de voir dans quelle mesure les bénéficiaires réaliseront qu’ils n’ont plus besoin d’effectuer les démarches nécessaires pour obtenir certaines prestations du système actuel puisqu’elles sont incluses dans le revenu universel, tout au moins pour les 5 années que durera l’expérimentation. On pourrait voir ainsi se préfigurer la simplification capitale du dispositif de gestion de la politique sociale qu’implique un système de  revenu universel.   Pour conclure, on ne peut que souligner à nouveau l’originalité de l’expérimentation de revenu universel envisagée en comparaison de celles qui ont déjà eu lieu dans le monde et sont fréquemment citées.  La prise en compte du financement par adossement à un prélèvement proportionnel sur les gains d’activité – selon le mécanisme connu sous le nom « d’impôt négatif » –, l’aspect territorial, le réalisme des paramètres retenus par rapport à ce qui pourrait être envisagé au niveau national, c’est-à-dire le revenu de base lui-même comme le taux de prélèvement des revenus d’activité, le concours des administrations, toutes ces dimensions de l’expérimentation sont nouvelles. A vrai dire, le plus proche serait effectivement l’expérience d’impôt négatif conduite aux Etats-Unis dans les années 1960 dont le principal objectif était essentiellement de mesurer l’élasticité de l’offre de travail féminine dans un contexte assez radicalement différent du système économique et redistributif français d’aujourd’hui. Un demi-siècle plus tard, la démarche est autrement plus ambitieuse économiquement et socialement, puisque c’est le bien-être social de la population en même temps que l’architecture de la redistribution qui sont en jeu.

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