En 1991, l’AIRE publie « Repenser la solidarité »

Editions Universitaires – Collection Penser l’économie

En 1991, l’AIRE publie son premier ouvrage, sous la direction de son président, l’académicien Henri Guitton. Les auteurs sont : Yoland Bresson, Yves Bot, membre de la Commission sociale de l’Episcopat, le professeur d’économie Pierre Lavagne, le philosophe René Macaire, François Perdrizet, polytechnicien, haut fonctionnaire, et Bernard Valentin dit Frère Sylvain, religieux capucin, cadre d’Emmaüs. Nous reproduisons ici dans son intégralité l’introduction d’Henri Guitton.


Aujourd’hui c’est la solidarité qui fait l’objet de notre interrogation.

Repenser la solidarité nous ramène à l’école qui a eu sa grandeur à la fin du XIXe siècle. En un certain sens Durckeim en a disserté, mais c’est Léon Bourgeois qui en 1896 -1897 écrivit un livre précisément dénommé La Solidarité.

D’inspiration laïque, la solidarité a impulsé des nouveautés qui ont réussi, tels le mutualisme, la coopération, dans une certaine mesure le syndicalisme. Léon Bourgeois s’est vu attribuer en 1920 le Prix Nobel de la Paix.

La notion n’était pas vraiment neuve. Elle tire son origine de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Peut-être est-ce pour cela qu’elle s’est teintée d’une connotation anticléricale. On fut sévère à son égard. Pareto, par exemple, prétendait que la solidarité était favorable à ceux qui veulent prendre plus que donner.

Aujourd’hui la solidarité est un mot qui résonne autrement. Isabelle Mourral l’exprime ainsi : « L’interdépendance des hommes, des pays, leur impose une solidarité de fait. Elle le leur imposera plus au fur et à mesure que s’établissent de nouveaux rapports de masses, masses économiques, masses démographiques ; si elles veulent éviter le conflit généralisé et le suicide planétaire. C’est un beau symbole que les bouleversements aient été déclenchés par l’action obstinée d’un mouvement qui s’appelle justement Solidarnosc ».

Nul n’ignorant le rôle de l’église catholique en Pologne, on pourrait s’étonner. La solidarité serait ainsi devenue une vertu chrétienne fondamentale. Bel exemple de convergence entre l’humanisme laïque et la pensée religieuse. C’est dans cette atmosphère nouvelle que se situe ce livre. Les idées que nous développons vont dans cette reconnaissance de l’autre, homme et peuple, où nous avons en vue la « personne », conçue non comme un instrument mais comme notre semblable, comme un égal, dont on reconnaît pourtant la différence, qu’on laisse s’exprimer et que l’on respecte.

Mais il faut se prémunir des déformations de langage, du sens des mots, que la mode nouvelle de la solidarité risque justement d’obscurcir.

La solidarité n’est pas seulement l’interdépendance. En un certain sens. Adam Smith et Bastiat, comme autrefois Platon, ont bien montré que les hommes dépendaient les uns des autres. Ils n’en ont pas tiré les mêmes conséquences. Ces économistes, et tous ceux qui leur succèdent aujourd’hui, ont tous fait de l’échange la base de l’économie. Mais pour que la justice soit respectée, il faudrait que les coéchangistes soient d’égale force ; ce n’est jamais le cas. L’échange des seules ressources matérielles, biens et monnaie, sans contrôle, aboutit à la domination des plus forts.

La solidarité n’est pas, non plus, la seule compensation accordée aux plus faibles dans le libre jeu de l’interdépendance. L’assistanat n’est pas la solidarité. Il n’est évidemment pas question de proclamer la suppression de l’assistance. Il sera toujours nécessaire d’aller au secours des déshérités et des misères qui les accablent. On a tenté d’en estimer le nombre, opération difficile qu’il faut toujours recommencer, tant chaque époque produit les siens. L’assistance ne disparaît pas de notre monde. Nous voudrions qu’elle se réduise toujours.

La solidarité n’est pas enfin, une charité collective, bien que souvent aujourd’hui on les croit synonymes. La charité est un don de l’être, un don de soi pour un autre, qui disparaît dans la collecte distante, maintenant médiatique, et qui exige plus que de la délicatesse, de l’amour partagé, pour ne pas attenter à la dignité.

Tout système exige des règles de fonctionnement. Toute société vit des règles qu’elle institue. La solidarité n’est-elle pas, alors, une sorte de contrat qui la fonde ? Non pas un contrat qui ne lie que des parties, la famille, l’équipe, l’entreprise, solidarités partielles, mais toute la société dans son ensemble et dans ses individus. Repenser la solidarité, c’est repenser les conventions de notre organisation économique et sociale, d’abord comme un premier pas, les conventions de partage des ressources : le mode de distribution des revenus.

Nous avons constitué à cette fin, un groupe de travail, qui s’est mué en association, l’AIRE, Association pour l’instauration d’un revenu d’existence.

Un égal « revenu d’existence » est attribué à tout citoyen, de sa naissance à sa mort. Non pas pour exister, mais parce qu’il existe. Ce revenu est complété par un « revenu d’activité » lorsque la personne est en âge et en capacité de réaliser une activité au sein de la société. Le montant du revenu d’activité résulte du marché.

Le revenu d’existence n’est pas le revenu minimum d’insertion. Il s’en distingue radicalement, comme nous l’expliquerons, par sa philosophie et dans sa manifestation concrète, d’abord, par son inconditionnalité.

Le revenu minimum d’insertion (RMI) a été institué par la loi du 1er décembre 1988. Depuis il aura été versé à 600 000 foyers en Métropole à 100 000 dans les départements d’outre-mer. Le profil des allocataires a peu changé en deux ans. Ce sont surtout des personnes isolées touchant en moyenne 1 800 francs par mois. Comme allocation de subsistance, le RMI est une mesure d’urgence soulageant bien des misères ; c’est un incontestable progrès social. Comme modalité d’insertion, dans la société, des exclus du salariat, 30 000 personnes seulement ont retrouvé un « emploi », et quel emploi et pour combien de temps ! Voilà la question essentielle.

Nous pensons que le revenu minimum d’insertion prépare le passage au revenu d’existence et nous désirons faire partager cette conviction dans cet ouvrage collectif.

Plusieurs membres de l’association ont apporté leur contribution. Comme plusieurs regards convergent vers un même centre, nous avons décidé de laisser à chacun son langage, sa personnalité, ses arguments. Nous n’avons pas voulu donner à cet essai une unité factice de style. C’est un message à plusieurs voix, brut, sincère, parlant au cœur et à la raison, que nous vous livrons.

Il s’agit d’abord de « Regards sur le terrain » qu’apportent ceux des nôtres qui vivent quotidiennement la réalité de l’exclusion. Il s’agit du Frère Sylvain, capucin appartenant à Emmaüs, et de François Perdrizet, directeur de l’Équipement de la Moselle, confronté à la bataille constante pour l’insertion.

Ces expériences éveillent les consciences. Nous sommes prisonniers de modèles conventionnels dont nous devons nous défaire. Nous pouvons repenser la solidarité, en repensant d’abord comment chaque être s’insère dans notre communauté, y trouve sa place. Dans les « Nouvelles propositions sur l’insertion » Yves Bot, qui a contribué à la réflexion dans la Commission sociale de l’épiscopat, revient sur le travail, et F. Perdrizet tire ses propres enseignements en nous invitant à une forme de désinsertion pour les privilégiés que nous sommes, que l’on pourrait qualifier de désaliénation, si le mot ne paraissait pas trop fort. L’un et l’autre nous invitent à voir notre monde autrement.

Nous poursuivons en recherchant les « Fondements humains du revenu d’existence » : on les appelle aujourd’hui les « Fondements anthropologiques ». René Macaire, par ailleurs auteur du livre La Mutance, porte son attention sur les bases philosophiques avec lesquelles l’être humain se façonne et se développe dans son intériorité. Elles permettent de comprendre que la révolution qui s’annonce, à travers des modes d’organisation sociale et de vie en commun, s’enracine dans les transformations intérieures de chaque être, et, sauf à verser dans la violence, va s’accompagner d’un progrès spirituel.

Enfin c’est l’économiste qui intervient. Avec lui nous nous situerons sur le plan des valeurs et de la valeur. C’est en effet le problème qui domine tous les autres. Nous verrons comment ce que nous vivons et ce que nous vivrons s’inscrit dans un mouvement progressif qui semble irréversible. Comment la terre d’abord, puis, avec la révolution industrielle, le capital technique, a été le facteur dominant, tandis que vient la suprématie du capital humain. Comment la rente, puis la valeur-travail avaient été la norme de la valeur, façonnant l’organisation sociale. Pourquoi la valeur-travail est la référence d’une époque périmée et pourquoi on est amené à lui substituer la valeur-temps, faisant émerger une nouvelle solidarité sociale, annonçant la fin progressive du salariat que nous connaissons. Yoland Bresson développe la thèse que nous voudrions comprise de tous. Elle avait été la base des ouvrages publiés il y a peu d’années: L’Après salariat en 1984 et Le Participat écrit en collaboration avec Ph. Guillaume en 1986. Le revenu d’existence apparaît alors comme une réalité économique nécessaire.

Le revenu d’existence n’est pas une conception uniquement française. La tenue en septembre 1990 du 3e Congrès international du Basic Income European Network (BIEN) à Florence en témoigne. Comme le démontre dans ce livre la pluralité des chemins qui y mènent, dans tous les pays industrialisés, il inaugure une ère nouvelle, qui est aussi une nouvelle liberté à conquérir : celle des temps choisis. De nombreuses autorités scientifiques y participent. En Angleterre, le professeur Meade, prix Nobel d’économie, y apporte une caution active. Une nouvelle solidarité émerge, comme un retour à un ordre naturel, primordial.

Remercions, pour terminer, les autres membres de l’association qui, pour n’avoir pas signé de contribution écrite, apportent à nos réunions mensuelles leurs compétences, leur générosité d’âme et leur temps. Ils ont lu, corrigé, amendé, complété plusieurs de ces textes. Repenser la solidarité est aussi leur message. Sans les nommer tous, il s’agit plus particulièrement de Pierre Lavagne, de MM. Philippe Riché, André Romieu, Van Branteghem, Jacques Bassot, André Couvreur et du sénateur Joseph Voyant.

Henri Guitton (1904-1992)
Elu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques

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