Extrait de l’audition de Martin Hirsch, créateur du RSA, par la Mission d’information du Sénat, le 22 septembre 2016.
AUDITION DE M. MARTIN HIRSCH, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’ASSISTANCE PUBLIQUE – HÔPITAUX DE PARIS, ANCIEN HAUT COMMISSAIRE AUX SOLIDARITÉS ACTIVE
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – C’est un honneur de vous entendre, Monsieur Martin Hirsch, car vous êtes un peu le père du revenu de solidarité active (RSA) et que vous en connaissez l’application peut-être mieux que nul autre, de par vos fonctions passées de Haut-commissaire aux solidarités actives. M. Lionel Stoléru a rappelé devant nous qu’il avait fallu vingt ans pour que l’idée du RMI passe dans les faits, puis dix ans pour celle du RSA, et il a estimé qu’il faudrait probablement dix ans encore pour accréditer celle d’un revenu de base : c’est dire l’horizon dans lequel nous nous plaçons.
Si la lutte contre la pauvreté est le premier objectif du revenu de base, notre mission d’information y ajoute celui d’un retour à l’emploi ou, à tout le moins, d’une insertion via l’activité, en particulier pour les jeunes – qui ont été malheureusement écartés du RSA, sauf ceux qui ont travaillé au moins deux ans. Nous voulons clarifier la notion de revenu de base, examiner ce qu’elle recouvre et quel est le chemin pour l’acclimater dans notre pays ; votre expérience du RSA nous est très précieuse à ce titre. Je me souviens de vos propos devant la mission d’information qu’avait présidée notre collègue Mme Valérie Létard, en particulier l’idée que le revenu du travail devait rester supérieur aux revenus d’assistance, pour ne pas désinciter au travail : le revenu de base aplanit cette difficulté en étant distribué à tous, tout en donnant de l’autonomie aux plus pauvres.
Notre mission s’est rendue en Finlande, où le revenu de base devrait être expérimenté à une échelle réduite, quelque deux mille personnes, surtout des chômeurs en difficulté ; le Parlement finlandais doit décider de cette expérimentation qui pourrait être plus étendue, et qui n’est pas celle du revenu de base universel puisqu’elle ne vise qu’un échantillon spécifique de la population : qu’en pensez-vous ?
M. Daniel Percheron , rapporteur . – C’est un privilège de vous auditionner, Monsieur Hirsch, car vous êtes un prophète à la française en affirmant que, face au scandale que constitue la pauvreté, personne ne doit rester au bord du chemin ; c’est là l’ambition démesurée et sympathique du revenu universel…
M. Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris, ancien Haut-commissaire aux solidarités active . – C’est un honneur pour moi de m’exprimer devant votre mission et je sais d’expérience comment les réflexions du Sénat peuvent se traduire en réformes, puisque la plupart de celles auxquelles j’ai pris ma part ont été précédées par des travaux de la Haute Assemblée : le RSA, avec la mission de Mme Létard, le service civique, issu d’une proposition de loi sénatoriale, l’Agence sanitaire, elle aussi née sous les auspices de votre assemblée.
Le revenu de base ne me pose aucun problème en théorie : si j’étais gouverneur de la planète Mars et qu’il fallait y implanter une politique de revenus, j’opterais pour le revenu universel sans hésiter. En revanche, dans un pays tel que le nôtre, le coût de transition serait tel, que la mise en place du revenu universel nous conduirait à s’écarter de réformes nécessaires : les réserves que j’exprimerais sont donc d’abord d’ordre pratique.
Le revenu de base a trois objectifs principaux : lutter contre la pauvreté ; intégrer socialement les individus, en facilitant le recours à l’activité quelle qu’elle soit, bien au-delà du seul travail salarié ; simplifier, harmoniser et rendre plus équitable notre système de prestations et d’aides sociales. Nous partageons tous le constat que, sur chacun de ces trois objectifs, il y a beaucoup de travail à faire dans notre pays. Nous consacrons une part record de notre richesse nationale à la lutte contre la pauvreté, mais notre pays compte autant sinon davantage de pauvres que dans les pays comparables. Sur l’emploi et l’activité, le constat est le même : celui d’un rendement faible de nos politiques publiques. Enfin, la simplification de notre système est un impératif, auquel nous nous étions déjà attelé avec le RSA.
Quand nous avions conçu le RSA, nous étions partis du constat que la lutte contre la pauvreté ne dépendait pas que de l’État mais aussi des entreprises et des collectivités publiques dans leur ensemble – qui, chaque ensemble pris séparément, proposaient des mesures contradictoires entre elles ; nous avions donc commencé par réunir ces diverses parties autour d’une même table et le consensus s’était alors établi sur l’idée que le système devait être neutre sur le coût du travail et que chaque heure travaillée devait rapporter des revenus supplémentaires, quel que soit le niveau de revenu ; nous avions constaté que les règles d’alors ne répondaient pas à ces exigences et nous avions réfléchi aux façons d’y parvenir, pour être plus efficace contre la pauvreté, pour l’insertion par le travail et l’activité – et pour que l’ensemble de notre système soit plus simple et lisible.
Nous avions amorcé la simplification en regroupant dans le RSA l’ex RMI, des primes, l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et l’allocation aux adultes handicapés (AAH), mais pas la prime pour l’emploi (PPE) ni les aides personnalisées au logement (APL). Nous avions pourtant souligné combien toutes ces aides avaient des temporalités et des modes de calcul différents, au prix d’un décalage avec les faits générateurs et d’effets indésirables – le plus connu étant l’effet inflationniste des APL sur le niveau des loyers : des études académiques ont démontré que les trois-quarts du montant des APL étaient captés par la hausse des loyers, ce qui pousse à prendre des mesures correctives comme l’encadrement des loyers, avec les polémiques que l’on sait et qu’on a encore vues dans le cadre de la loi Duflot. De leurs côtés, le calcul de l’ASS ne prend pas en compte la situation familiale et celui de l’AAH dissuade l’activité puisque les revenus ne sont pas cumulables.
La fusion des différentes aides paraissait aller de soi, elle faisait consensus, puis les oppositions se sont agrégées, de droite comme de gauche, pour des raisons parfois opposées, au point de laisser la réforme entre deux eaux.
Dans ces conditions et fort de cette expérience, je peux résumer ainsi mon propos : si le rapprochement et la rationalisation des aides sont indispensables pour rendre plus efficace la lutte contre la pauvreté et bien l’articuler avec l’activité et l’emploi, ces réformes sont complexes à conduire – bien trop complexes pour croire qu’on pourrait les traiter en passant à un revenu universel qui concernerait 60 millions de Français et le transfert de centaines de milliards d’euros. Il est paradoxal, du reste, de voir le revenu de base être proposé par des gens qui s’opposent à toute simplification de notre système, voire aux minimaux sociaux eux-mêmes…
M. Jean Desessard . – Ah oui ? Par qui ?
M. Martin Hirsch . – Je n’ai pas à livrer de noms…
Le débat actuel me semble se polariser entre ceux qui prônent le revenu universel pour toute la population, et ceux qui proposent de commencer par rationaliser, harmoniser et simplifier nos règles actuelles : je rejoins le second pôle parce qu’il me paraît plus efficace, mais aussi parce que j’ai toujours été gêné, dans le revenu universel, par l’idée que des revenus suffiraient à lutter contre la pauvreté, alors que l’action me paraît devoir passer par plusieurs leviers et d’abord la formation, l’emploi, l’accompagnement social. Je pêche peut-être par excès de pragmatisme, mais je crains dans le grand « chamboule tout » du revenu universel – on déplace quelque 400 milliards d’euros, ce n’est pas rien… – une diversion par rapport aux réformes nécessaires à la lutte contre la pauvreté, qui concernent l’éducation, la formation, l’accompagnement social. Harmonisons d’abord les revenus de solidarité, puis examinons la question du revenu universel : c’est dans cet ordre qu’il me semble préférable de procéder.
Enfin, je crois qu’il faut prendre garde à ne pas inverser la place des revenus du travail et celle des revenus de solidarité : dans le revenu universel, les revenus du travail peuvent apparaître accessoires, alors qu’il faut leur conserver leur place de premier plan ; des problèmes se posent incontestablement avec le modèle du salariat, nos règles sociales sont contournées, y compris par le statut de l’auto-entrepreneur, mais ce n’est pas une raison pour placer les revenus du travail au second plan et faire passer les revenus de solidarité en premier.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Vous êtes à la fois prophète et praticien et je vous rejoins parfaitement quand vous nous dites que la France n’est pas prête au grand « chamboule tout » – nous devons éviter, même, le véto de l’opinion publique, qui instruirait vite un procès d’intention contre toute réforme d’envergure à court terme, on l’a vu à la suite des annonces récentes de réforme fiscale… Je partage également votre position sur la nécessaire traçabilité des aides publiques : la France compte parmi les républiques sociales les plus avancées, mais nous ne traçons pas bien les aides sociales, bien moins que, par exemple, la vache folle : c’est pourtant un aspect capital des aides de solidarité. Il faut donc, comme vous nous y encouragez, commencer par y voir plus clair, faire mieux, éviter les confusions – et, éventuellement, expérimenter.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Le taux de non recours au RSA est important, du fait de la complexité des procédures ; vous étiez pourtant passé par une phase d’expérimentation, qui avait probablement anticipé des difficultés : quelles recommandations feriez-vous pour le cas où nous expérimenterions le revenu de base ?
M. Martin Hirsch . – Effectivement, le taux de non recours atteint 30 % pour le RMI, 30 % pour le RSA « socle » et 60 % pour l’ancien RSA « activité » ; il atteint même 85 % pour l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé… Pour le RSA « activité », un tel niveau a été voulu et maintenu sciemment : en 2008, la hantise était l’excès de recours et la pression était très forte pour instaurer des verrous, ce qui a été fait par décret. J’ai été ensuite en désaccord ouvert, quand on m’a refusé de lever ces verrous : il suffisait de rendre possible une levée annuelle, plutôt que trimestrielle, pour distribuer davantage de droits. Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Il y avait la querelle de l’assistanat, mais aussi le fait que, grâce à la prime pour l’emploi, la PPE, quelques milliards d’euros ont pu être « récupérés » sur le dos des travailleurs pauvres.
Nous avions prévu de fusionner le RSA et la PPE : cela m’a été refusé. Nous avons ensuite proposé d’arrêter l’indexation sur trois ans, ce qui représentait un levier de 800 millions d’euros, afin d’abonder le RSA : nouveau refus, mais on nous a cependant accordé la moitié. Cette séquence représente un véritable hold-up : les gouvernements successifs ont littéralement volé les travailleurs pauvres en toute impunité – mais avec des effets réels pour les personnes lésées. Les malfaçons signalées n’ont pas été corrigées, au point qu’on est allé contre les objectifs initialement affichés – avant que la prime pour l’activité ne change la donne.
La question du non recours est complexe et se pose pour de nombreuses prestations, ce qui offre bien des marges de progression. Un exemple : on a choisi de ne pas passer par l’employeur pour le RSA « activité », ceci pour éviter de diffuser l’information, alors que ç’aurait été garantir l’accessibilité ; mais une solution technique était possible, qui concilie mieux l’exigence de discrétion et l’accessibilité aux droits.
S’agissant de l’expérimentation, j’y suis bien sûr favorable pour toutes les politiques publiques fondées sur des hypothèses qui reposent sur des comportements sociaux. Nous avons expérimenté le RSA pendant dix-huit mois, et la mission conduite par M. François Bourguignon a conclu que c’était un puissant levier de retour à l’emploi – je me souviens que le rapport estimait que les effets positifs sur le retour à l’emploi étaient dus « à 80 % » au RSA. Autre exemple d’expérimentation et d’évaluation utiles : la Cour des comptes, après avoir examiné l’effet sur l’emploi du subventionnement du permis de conduire pour quelque 10 000 jeunes, a conclu qu’il était préférable de réformer le permis de conduire plutôt que de continuer à le subventionner…
Cependant, l’expérimentation du revenu de base me paraît difficile sur le plan méthodologique même, car il est censé produire des effets sur les salaires, ce qui suppose une application généralisée, de même que sur les prix – ce qui a son importance sachant que les plus pauvres paient davantage que les autres certains services, comme par exemple l’assurance. L’expérimentation risque bien de ne présenter qu’une partie des effets, ce qui en limite l’intérêt.
M. Yves Rome . – Vous proposez donc de poursuivre sur la voie du RSA, avant de créer un revenu universel ?
M. Martin Hirsch . – Oui, d’autant que des réformes utiles sont possibles, dans un agenda raisonnable
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Pensez-vous qu’il faille étendre le RSA aux 18-25 ans ?
M. Martin Hirsch . – Dans la commission consultative que j’avais mise en place, à laquelle participaient des parlementaires, nous avions été unanimes contre une ouverture du RSA dès 18 ans…
M. Jean Desessard . – C’est que vous ne m’aviez pas invité, car vous n’auriez alors pas eu l’unanimité…
M. Martin Hirsch . – … mais nous avions souligné aussi que la situation des 18-25 ans connaissait des ruptures inacceptables – c’est pourquoi, entre autres, nous avions prévu une ouverture des droits au RSA à compter de quelques mois de travail, et pas de deux années comme c’est devenu la règle. Plutôt qu’ouvrir le RSA à 18 ans, nous avions préféré chercher des solutions aux problèmes tels qu’ils se posaient : c’est le sens du dixième mois de bourse, que nous avons obtenu. Soit dit en passant, l’exclusion du RSA « activité » pour les jeunes salariés me paraît constituer une rupture d’égalité de nature inconstitutionnelle, même si le Conseil constitutionnel n’a pas eu à en connaître…
Nous avions également réfléchi à une solution d’ensemble, avec la dotation d’un capital à 18 ans, qui serait fonction du revenu familial et qui donnerait lieu à une contractualisation pour un parcours de formation.
Je suis pragmatique et, dans cette séquence, je me suis souvenu de ce qui s’était passé en 1994 avec le projet de SMIC jeune : il s’agissait d’autoriser l’embauche des jeunes à 70 % du SMIC, le projet a fait descendre un million de personnes dans la rue, il a été abandonné et, résultat, on a vu se multiplier les stages payés…à 30 % du SMIC. Je crois qu’il faut subventionner l’emploi des jeunes plutôt qu’ouvrir le RSA dès 18 ans, car une telle ouverture aurait des conséquences directes sur le comportement des employeurs, qui n’iraient certainement pas dans le sens de l’insertion des jeunes dans l’emploi…
Mme Chantal Deseyne . – Que pensez-vous d’une réforme consistant à remettre à plat les revenus de solidarité, puis à définir une allocation unique avec une seule année de référence ?
M. Martin Hirsch . – Cela me paraît une réforme complexe, mais possible et, même, nécessaire. Des solutions techniques existent, où l’on tiendrait compte des revenus du travail, des charges de famille, du coefficient de handicap…
M. Jean Desessard . – Lorsque vous prépariez le RSA « activité », Monsieur Hirsch, je vous avais alerté de vos faibles chances de réussir face à tous ceux qui dénonçaient une « trappe à inactivité » et je vous avais prévenu qu’une allocation trimestrielle serait peu commode pour les précaires; vous m’aviez répondu que les caisses d’allocations familiales, les CAF, devaient être maîtres d’oeuvre et que cela exigeait cette temporalité : c’est une conséquence technique, mais le taux de non recouvrement atteste aujourd’hui que ce choix n’était pas le bon !
Je vous avais prévenu, ensuite, des effets de seuil et des risques de conflit avec les smicards, en tout cas pour les RSA les mieux lotis : vous ne m’avez toujours pas répondu sur ce point, alors que l’un des grands avantages du revenu de base, c’est qu’étant servi à tous, il ne provoque pas de jalousie. Vous rétorquez aujourd’hui qu’un grand « chamboule tout » à plus de 400 milliards d’euros ne pourrait aboutir, que c’est trop difficile; mais la Sécurité sociale, qui représente 594 milliards, a pourtant été instituée, elle n’a pas toujours existé et c’est bien la preuve que c’est possible.
Enfin, nous avions constitué une mission d’information sur la précarité des jeunes, dont le rapporteur appartenait au groupe UMP et qui avait été unanime dans son constat que les jeunes étaient en moyenne plus pauvres que les autres classes d’âge, qu’il fallait envisager une extension du RSA aux 18-25 ans. Mais une fois cette mission achevée, les logiques partisanes ont repris le dessus, et on a raté l’occasion. Aujourd’hui, vous nous dites être défavorable à une telle extension : mais pourquoi tenir les 18-25 ans en dehors de ce droit, hors du système général ? Pourquoi un jeune de 18 ans n’aurait-il pas le droit de toucher un revenu s’il est pauvre ? L’argument paternaliste consiste en général à dire que le jeune risquerait de dépenser cet argent au café, à mauvais escient – mais chacun connaît des plus de 25 ans qui le font, l’argument ne tient pas ! Ce revenu doit être accessible dès 18 ans, c’est un moyen direct de lutter contre la pauvreté !
M. Martin Hirsch . – Je vous rejoins parfaitement sur les difficultés liées au versement trimestriel : nous les avions signalées, mais les CAF ont fait valoir les coûts de gestion de calculs mensuels qui en aurait résulté ; la conséquence, ce sont les non recours importants dont j’ai parlé.
Sur les effets de seuil, ensuite, je rappelle que le RSA est dégressif et que je ne suis pas favorable à ce qu’il soit servi au-delà du SMIC – sachant que les deux tiers des travailleurs pauvres travaillent à temps plein, avec des charges familiales élevées. Je crois que le revenu de base accentuerait les effets de seuil : avec 1 000 euros pour tous…
M. Jean Desessard . – Les hypothèses hautes tournent plutôt autour de 700 à 800 euros…
M. Martin Hirsch . – Même à ce niveau, je suis prêt à parier que, rapidement, les employeurs distingueront davantage encore qu’aujourd’hui les salariés qualifiés, qu’ils continueront à payer correctement, et les salariés non qualifiés, qu’ils encourageront au bénévolat sous diverses formes – et vous aurez alors un écart de richesse et des effets de seuil plus importants qu’aujourd’hui, en particulier pour les jeunes.
Sur l’extension du RSA aux 18-25 ans, enfin, il est complexe de distinguer les revenus des jeunes de la solidarité familiale : les mécanismes de charge familiale pourraient conduire à payer deux fois, le sujet n’est pas simple. Et il faut compter aussi avec les effets d’adaptation du marché du travail, aussi bien qu’avec l’impact sur les parcours de formation : les revenus des jeunes posent des questions complexes, je n’en connais pas les bonnes réponses mais je crois qu’il faut être prudent et que l’expérimentation nous aidera à trancher nos différends.
M. Jean Desessard . – En demandant de l’expérimentation, vous faites plaisir à notre président…
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – La question n’est pas de faire plaisir, mais de rechercher le meilleur chemin pour parvenir à nos objectifs…
M. Daniel Percheron , rapporteur . – L’exclusion des jeunes du RSA « activité » vous paraît inconstitutionnelle, vous êtes pour la subvention du travail des jeunes, vous êtes sceptique face à l’idée d’expérimenter le revenu de base; pour autant, vous ne contesterez pas que, depuis un quart de siècle au moins, notre nation dépense toujours moins pour sa jeunesse, tandis qu’elle accorde une part plus importante à ses seniors. Comment cette situation est-elle tenable, dans une société vieillissante ? Ne devons-nous pas cibler davantage la jeunesse de notre pays ? La question se pose au législateur et aux élites…
M. Martin Hirsch . – Oui, les politiques publiques conduites depuis plusieurs décennies ont lésé les jeunes, c’est un constat. Si j’avais 20 milliards d’euros à redistribuer en direction de la jeunesse – je prends un ordre de grandeur -, je consacrerais 6 milliards à compenser le coût du travail, 6 milliards à abonder un système de dotation dégressive à l’entrée dans la vie active, sur projet, et le reste à améliorer la formation et l’éducation. Ces choix me paraissent meilleurs, contre la pauvreté, que l’extension du RSA « socle » aux 18-25 ans.
M. Jean Desessard . – Pourquoi ?
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Selon vous, la solidarité familiale peut apporter de la confusion et conduire à une allocation inutile d’argent public ?
M. Martin Hirsch . – Exactement, avec le reproche d’être inéquitable. La question peut se résoudre cependant, via les parts fiscales, mais c’est complexe.
Pour répondre à M. Desessard, j’entends et je comprends l’argument consistant à dire que les jeunes sont des citoyens à part entière, des adultes libres d’arbitrer ; cependant, une dotation sur projets ouverte dès 18 ans et dégressive en fonction des revenus familiaux, me paraît préférable.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Dans notre pays, la majorité politique est à 18 ans, mais pas la majorité sociale : le revenu de base présente l’avantage de mettre fin à ce hiatus; quelle est, de votre point de vue de praticien, la meilleure piste pour y parvenir ?
M. Jean Desessard . – Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est que le RSA « activité » n’a pas fait ses preuves. Vous dites qu’il faut baisser le coût du travail des jeunes, mais c’est vrai pour le travail peu qualifié dans son ensemble, pas seulement pour les jeunes. C’est là votre faiblesse de praticien : vous vous focalisez sur votre secteur particulier, alors qu’il faut voir plus large et appréhender les mécanismes dans leur ensemble pour lutter contre la pauvreté.
M. Martin Hirsch . – Je reconnais volontiers mes faiblesses… Mais ce que tout le monde constate, c’est que l’absence d’expérience professionnelle peut justifier un coût du travail moindre, et que l’emploi des jeunes augmente quand on peut compenser cet écart.
M. Jean Desessard . – Au détriment des autres catégories d’actifs…
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Ce point est à préciser : le Centre des jeunes dirigeants est favorable à un subventionnement.
M. Martin Hirsch . – Le marché du travail et les politiques d’emploi se focalisent sur le travail à forte productivité, c’est cela qu’il faut corriger, je le constate dans mes fonctions actuelles : il faut faire un effort particulier pour les emplois à faible productivité, accessibles en particulier aux jeunes. Je crois aussi utile de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, il faut agir sur plusieurs leviers ; ou bien, on en arrive à des décalages comme celui-ci, parmi tant d’autres : on relance sans arrêt la formation en alternance, tout le monde est pour, mais les jeunes trouvent difficilement des stages, au risque de compromettre leur parcours…
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Vous apportez là des arguments au revenu universel…
M. Martin Hirsch . – Non, parce que je pense qu’il faut se concentrer sur l’accès à l’emploi.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Les 6 milliards d’euros que vous mentionnez pour une dotation aux jeunes, correspondent au montant que Jean Pisani-Ferry estime nécessaire au versement d’un revenu de base pour les quelque 6 millions de jeunes qui ne sont pas en formation : comment aller jusqu’à une expérimentation ? Nous recherchons le chemin… Le revenu de base est une idée généreuse, certains disent géniale – mais le génie est toujours plus facile avec le portefeuille des autres… Je retiens que vous proposez d’harmoniser les revenus de solidarité, puis, éventuellement, d’expérimenter de nouvelles pistes pour les jeunes – mais nous n’oublions pas non plus les seniors, qui se sentent « largués », inutiles…
M. Jean Desessard . – Il y a matière à débat. La catégorisation conduit aux demi-mesures : en période électorale, il est facile de s’intéresser aux jeunes, d’annoncer des mesures catégorielles dans leur direction, parce qu’on sait pouvoir toucher les familles dans leur ensemble. Mais encore faudrait-il démontrer que ces mesures catégorielles ne nuisent pas aux autres catégories sociales, ou encore que d’autres mesures ont une incidence bien plus importante sur les jeunes – voyez le recul de l’âge de la retraite, qui freine l’accès des jeunes à l’emploi : il faut penser global !
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Le lien du revenu de base à l’emploi n’a pas été établi par Pôle emploi…
M. Jean Desessard . – C’est que ces praticiens ne savent pas évaluer cette hypothèse, trop loin de leurs pratiques…
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Ce que l’on sait cependant, c’est que la perte de la complémentaire maladie universelle, la CMU, quand on atteint le SMIC, par exemple, désincite au travail ; nous avions pris position sur la question lors du RSA. Comment éviter de tels effets de seuil ?
M. Martin Hirsch . – Par l’harmonisation et par l’instauration d’une allocation unique, dégressive. Je rappelle que si le seuil pour la CMU a été fixé sous le minimum vieillesse, c’est pour éviter qu’un million de bénéficiaires âgés supplémentaires ne se présentent…
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Au cours des quinze dernières années, nous sommes parvenus à assurer, en plus, un million de chômeurs, un million de retraités et cinq cent mille fonctionnaires des collectivités territoriales, ceci sur la même base d’emplois marchands : c’est donc qu’il y a des marges d’action. En Finlande, l’expérimentation est clairement ciblée sur l’emploi des jeunes ; mais, de notre côté, nous ne parviendrons pas à établir un lien entre le départ à la retraite et l’effet de levier du revenu de base sur l’emploi des jeunes, si nous ne parvenons pas, comme les Finlandais, à ce que 69% des personnes en âge de travailler, soient effectivement au travail…
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Merci à chacun pour ce débat.