En janvier 2007, Yoland Bresson a pris soin de retracer la séquence de circonstances qui l’a mené à la création du concept de « Revenu d’Existence ».
En 1971, commencent les études commerciales sur le « Concorde » techniquement prêt à relier Paris à New-York en gagnant trois heures de trajet. Il s’agit alors de déterminer le prix du transport permettant de garantir la rentabilité de l’avion. Un groupe de recherche franco-américain, Mathématica-Snecma est constitué à cette fin, réunissant des professeurs d’économie de l’Université de Princeton, ayant fondé la société de recherche Mathématica dirigée par Morgenstern, le grand spécialiste de la théorie des jeux et quelques enseignants chercheurs et universitaires français, dont Yoland Bresson, en qualité de professeur d’économie, alors essentiellement économètre.
Pendant près de deux ans d’intenses recherches, l’équipe s’est heurtée à l’impuissance des outils traditionnels de la micro-économie à appréhender efficacement le temps comme un bien économique, et donc de mesurer le prix que les demandeurs potentiels étaient prêts à payer pour ce gain de trois heures sur un voyage Paris-New-York. Finalement le modèle élaboré pour résoudre cette question n’a que peu emprunté aux concepts micro-économiques habituels. Il s’est préférentiellement appuyé sur des enquêtes qualitatives qui révélèrent un fait paradoxal : les revenus (en particulier les bénéficiaires de hauts revenus susceptibles de devenir des clients du Concorde) dépendaient fort peu de leur contribution à la production de richesse, de la quantité de leur travail, pour simplifier. Au contraire, la corrélation était manifeste, incontestable, entre le temps disponible et le niveau de revenu. Ceux qui disposaient le plus de la maîtrise de leur temps et de son emploi disposaient simultanément des ressources monétaires les plus élevées. Savoir et pouvoir allaient aussi de pair. Aucune théorie économique n’avait jusqu’alors retenu ce qui apparaissait comme un paradoxe, et à plus forte raison ne permettait de l’expliquer.
Le Capital-Temps n’apportait cependant qu’une justification, non pas une théorie rigoureuse, mathématiquement vérifiable. Il fallait trouver la loi théorique reliant revenu et temps disponible personnel. Cette loi de la « valeur-temps » a été, enfin, découverte et publiée dans la revue d’Economie Appliquée en 1981, reprise dans l’Après-Salariat en 1984. En conséquence de la loi de répartition des revenus établie, démontrée et vérifiée, fondée sur la valeur-temps, une conclusion fondamentale s’imposait : à partir de la valeur-temps propre à une communauté économique donnée, on mesure aussi le revenu minimum, le seuil à partir duquel l’individu est économiquement intégré, avec lequel il participe à la communication sociale. C’est le revenu minimum pour tout individu quel que soit son âge et sa fonction dans une communauté économique homogène. Comprendre et maîtriser l’évolution de la « valeur du temps », c’est s’armer pour mener une politique économique lucide. C’est aussi, à condition que chacun perçoive cette allocation minimum, satisfaire la demande élémentaire de sécurité.
Pour y parvenir, il suffit que la collectivité, par le biais de l’Etat, s’assure que chaque citoyen perçoive périodiquement l’équivalent monétaire de la valeur commune de l’unité de temps, propre à cette communauté économique.
Des recherches concordantes partout en Europe
La même année, sans aucun lien et par des voies d’analyse différentes, Philippe Van Parijs de l’Université de Louvain (Belgique) propose dans un mémoire une « Allocation Universelle ». Il est spécialiste de philosophie politique et conduit avec son équipe universitaire une réflexion sur la théorie de la Justice. L’allocation universelle est tout à fait identique dans son principe avec la conclusion de l’Après-Salariat, résultant, elle, d’une analyse économique de la répartition des revenus. Elle est conçue égale pour tous, inconditionnelle, et cumulable avec des revenus d’activité. Le sociologue Claus Offee, en Allemagne, aboutit au même résultat et propose un « Basic Inkommen ». Keith Roberts, en Angleterre, à partir d’une analyse des pratiques administratives de la protection sociale, conclut à l’introduction d’un « Citizen Income » parfaitement semblable, qu’il juge plus simple et plus efficace que la multiplicité des allocations conditionnelles. Hermione Parker, en Irlande, rejoint cette affirmation. Synchronisme étonnant !
Philippe Van Parijs reçoit le prix du Roi Baudouin pour ces travaux. Il a le mérite d’avoir découvert cette convergence et nous rassemble à Louvain pour en débattre. A l’issue de ce séminaire nous fondons le BIEN (Basic Income European Network) et décidons de nous retrouver tous les deux ans en congrès pour discuter de l’avancement de l’idée.
Création de l’AIRE
A Paris, le professeur Henri Guitton, maître incontesté parmi les économistes français, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, me contacte après avoir lu l’Après-Salariat. Il est enthousiaste : voilà des années qu’il bute sur les liens entre le temps et l’économie et m’assure que je viens d’ouvrir la voie à la solution. De plus, il vient de participer à Chantilly à un colloque sur « les nouveaux modes de vie » organisé par le mouvement catholique, et l’allocation inconditionnelle est pour lui la réponse aux interrogations qui ont présidé à l’organisation du colloque, ainsi qu’à l’évidente dégradation de notre modèle social de plus en plus impuissant à éradiquer la pauvreté et la précarité, qui ne vont cesser de s’amplifier. Nous sommes en total accord de pensée et décidons de créer un groupe de réflexion pour approfondir le sujet.
Le groupe se réunit d’abord à l’Université catholique de Paris, dans le prolongement du colloque de Chantilly avec certains de ceux qui y ont participé. Puis ensuite à l’ancienne Ecole Polytechnique où naît l’AIRE en 1989. Je me rappellerai toujours ce moment où après un long débat vers 19 heures, nous avons enfin décidé de nommer cette allocation inconditionnelle le REVENU d’EXISTENCE.
Revenu et non allocation, parce qu’un revenu est pour les économistes, une dotation reçue en contrepartie d’une participation à la création de richesses, tandis que l’allocation est une attribution d’assistance. Existence, parce qu’il s’agit d’attribuer ce revenu, parce qu’on existe et non pour exister. Que dès qu’on existe on participe à des échanges de temps, ou comme les bébés on les suscite par l’intermédiaire de leurs parents. Que tout échange de temps est créateur de richesses que le support monétaire rend visible. Nous fondons une association pour l’instauration du revenu d’existence, l’AIRE, dont le premier président est Henri Guitton à qui je succéderais à sa mort. Notre objectif est clair : il s’agit « d’instaurer » le revenu d’existence, c’est à dire de transformer concrètement notre modèle social et donc de propager l’idée, de l’exposer de la manière la plus claire, de faire effort de pédagogie afin que tout citoyen la comprenne, se l’approprie, change sa représentation de l’économie et de la société, que la politique en fasse un projet collectif. Ce travail sur l’idée, sur les objections qu’elle suscite, impose la poursuite de recherches plus scientifiques dont nous amorçons le programme.
Depuis, que de chemin parcouru… parfois aride…
Nul n’a plus de doute que celui qui élabore une nouvelle théorie. N’y a t-il pas une erreur cachée dans le raisonnement ou dans la modélisation ? Une erreur de calcul ne s’est-elle pas glissée subrepticement, malgré les multiples vérifications ? Le résultat n’est-il pas un artefact ? Est-il vraiment solide ?… A cet égard l’accord d’Henri Guitton a été déterminant, ainsi que celui d’autres de mes collègues économistes. Mais le plus grand soulagement me vint de l’AIRE. Un membre nous rejoint : François Perdrizet, polytechnicien, haut fonctionnaire. Il ne me connaissait pas, moi si. Nous étions en effet ensemble au Lycée Lakanal, en première, mais lui très brillant élève, obtient un prix au concours général en mathématique, il devient une vedette du lycée, et par rapport à lui je n’étais qu’un lycéen anonyme. Or, un crayon en main, il se prend à refaire tous les calculs de l’Après-Salariat. Il arrive à l’AIRE, fort de cette vérification.
Pour beaucoup de ceux qui adhéraient à l’idée d’un revenu d’existence, elle apparaissait cependant comme utopique, irréalisable dans un avenir proche. Ils la repoussaient dans un futur éloigné. Le montant tel qu’il ressortait de la théorie, en quelque sorte objectif, aujourd’hui de l’ordre de 300€ et plus à verser inconditionnellement au 63 millions de français paraît astronomique. Comment donc penser instaurer vraiment le revenu d’existence ? Beaucoup de ses plus chauds partisans le croyait impossible, surtout quand on ne cesse d’agiter la dette de l’Etat, la fiscalité déjà si lourde et la rareté de la monnaie. Ce doute me gagnait, jusqu’à ce que me vint l’éclair de la solution… en voiture, dans un embouteillage !
Il serait trop long de raconter dans le détail toutes les péripéties, toutes les rencontres fécondes, toutes les objections qui nous ont fait progresser, tous les colloques et conférences, toutes les publications ainsi que toute la vie de l’AIRE. De même que tous les groupes, et institutions qui nous ont soutenu et contribué à la diffusion de l’idée, je risquerais d’en oublier et ce serait regrettable, tant sont nombreux ceux qui ont participé à sa promotion. Sur le fond cependant je retiendrai comme essentiel :
- Nous avons découvert que cette idée n’était pas vraiment neuve. En France, déjà Jacques Duboin bien que différemment formulée l’avait proposée, ainsi qu’Alexandre Marc avec « Le revenu garanti ». Le major Douglas aussi aux USA et d’autres plus nombreux qu’on ne pouvait le pressentir aux Pays-Bas par exemple. Les historiens du BIEN ont exhumé ce que l’on peut, pour l’instant, considérer comme la plus ancienne proposition semblable : celle de Thomas Paine. En 1792, le député franco-américain déclarait à la Convention, en substance : l’idéal de liberté-égalité-fraternité ne sera vraiment réalisé que lorsque chacun recevra inconditionnellement de quoi se nourrir, au minimum.
- En croisant la théorie de la valeur-temps et les modèles modernes dits de croissance endogène, on comprend le sens concret et fondamental du revenu d’existence. La croissance s’appuie sur un capital matériel et humain collectif accumulé qui permet au capital humain présent de créer de la richesse, mais en retour l’activité économique présente renforce le capital humain social. Tout revenu issu de l’activité courante comporte deux parts : la rente issue du capital matériel et humain social et le résultat dû à l’effort immédiat. Cette rente commune est le revenu d’existence, également partagée entre tous. La valeur-temps, la mesure du revenu d’existence, est la vraie découverte, car elle évalue précisément ce qui restait inconnu : le montant de ce qui provient du capital matériel et humain social.
- Le revenu d’existence et son fondement théorique et doctrinal apportent une représentation de l’homme en société qui harmonise solidairement l’individuel et le collectif, la liberté et l’égalité.
Un mouvement inexorable
L’AIRE continue patiemment son œuvre car elle n’est pas achevée. Mais dès à présent nous pouvons dire que nous voici prêts à instaurer concrètement le revenu d’existence, non seulement en France, ou dans les pays européens, mais dans le monde entier. D’ailleurs le BIEN, en conservant son acronyme a décidé lors de son dernier congrès de Barcelone en 2005, vingt ans après sa naissance, de se traduire par Basic Income Earth Network. Nous pouvons déclarer immédiatement possible l’abolition de l’extrême pauvreté pour tout être humain sur la Terre. Le rêve va devenir réalité.
Yoland Bresson
Janvier 2007