Explorons la pyramide de Maslow, aussi célèbre que celles de Gizeh, pour illustrer graphiquement le concept politique d’égalité des chances. Si Abraham Maslow (1908-1970) a établi cinq niveaux de besoins, communs à tous les êtres humains, il n’est pas l’auteur de la représentation qui fait aujourd’hui encore sa notoriété. Nous sommes donc libres de l’habiller selon notre fantaisie. La talent d’Hélène de Maneville transcende ce beau concept de psychologie humaniste, pour en faire un espace physique où situer les besoins et aspirations légitimes de chacun.
Les deux premiers niveaux, les besoins physiologiques et de sécurité, nous intéressent particulièrement. Il s’agit ici d’assurer la survie (nourriture, eau, sommeil, régulations du corps…) et de garder à l’abri des menaces (grâce aux solidarités familiales, à la protection de ses propriétés, aux systèmes de santé ou de garantie des ressources…). A l’évidence, l’impôt négatif a un rôle important à jouer pour ces deux niveaux, ce que notre dessinatrice traduit en aménageant « en dur » les deux premiers étages de la pyramide. Chacun y vit paisiblement, assuré que la communauté nationale garantit à chacun la satisfaction de ses besoins vitaux.
Une échelle et un escalier confortable permettent d’accéder aisément au plateau couvrant le deuxième étage. C’est là que les choses sérieuses commencent, avec notamment l’accès au monde du travail. Les marches rétrécissent et disparaissent bientôt, invitant à allier audace et détermination pour atteindre le niveau supérieur de réalisation de ses rêves, figuré par le pic enneigé d’une jolie montagne.
Egalité des chances
Ce dessin est une allégorie d’un concept clé d’économie politique, l’égalité des chances, que le philosophe John Rawls (1921-2002) formule ainsi : « les inégalités économiques et sociales doivent être (…) attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous ». C’est pourquoi, par contraste avec les deux étages inférieurs de la pyramide, Hélène a laissé les trois supérieurs dégagés, accessibles librement à ceux qui prennent l’initiative.
Pour trouver sa place – unique – dans la société, chacun noue des relations et développe son capital personnel avant de les mettre en œuvre par la réalisation d’objectifs. La réussite est affaire de talents, d’envies, de risques et d’opportunités.
A l’opposé d’une vision mécanique de l’action humaine, dystopie décrite par Charlie Chaplin dans Les temps modernes, la performance collective et la satisfaction personnelle ne se développent que dans des espaces de liberté, où les initiatives émergent grâce à la confiance en soi et dans les autres. C’est pourquoi l’enjeu véritable du revenu d’existence formulé par l’AIRE est de garantir à toute la population d’un pays les conditions d’une liberté réelle, pour se développer, entreprendre, participer…
Au 21ème siècle, il est temps de comprendre que la société dans son ensemble à tout intérêt à ce que chacun soit convenablement sécurisé et spontanément incité à contribuer, avec une véritable égalité des chances, plutôt que replié sur ses angoisses ou forcé de réaliser des tâches qui le rebutent. L’ancien ministre Lionel Stoléru, qui avait rejoint le Conseil scientifique de l’AIRE en 2016, remarquait : « une personne qui se lève le matin sans savoir si elle pourra se nourrir pendant la journée ne cherche pas un travail, mais de la nourriture ».
Les neurologues le confirment en analysant le comportement du cerveau. Ils ont localisé une petite région, le cortex cingulaire antérieur, qui combine plusieurs fonctions cognitives (contrôle de l’attention et de la motivation, détection d’erreurs…) et affectives (évaluation des émotions et régulation des réponses…). Il est remarquable que l’activation de certaines de ces fonctions désactive souvent les autres. Ceci explique pourquoi lorsqu’on est submergé par ses émotions (par exemple des relations professionnelles dégradées ou l’angoisse quant à la sécurité de sa famille) on ne parvient pas à être performant au travail. Nous en avons tous fait l’expérience.
Garantir à chacun un socle de revenu sans condition est un préalable au développement économique d’un pays, grâce à l’égalité des chances offerte à tous. Lionel Stoléru l’expliquait déjà en 1974 : « Il ne faut pas dire que c’est le rétablissement de notre équilibre économique et de notre croissance qui nous permettra de lutter contre la pauvreté. Ce qu’il faut dire au contraire, c’est que la lutte contre la pauvreté nous donne la clé – et peut être la seule – pour le rétablissement durable de notre équilibre économique et de notre croissance. »[1]
Une question clé : le montant de l’impôt négatif
Sécuriser l’existence de chacun est donc un enjeu majeur de l’impôt négatif, mais ce serait une erreur de prétendre ce dispositif suffisant. Les familles fragiles ont souvent une autre priorité : l’accès à un logement décent. En désaccord avec certains projets gouvernementaux (par exemple le RUA) qui proposent de fusionner le RSA et les APL, l’AIRE et les associations spécialisées préconisent de séparer totalement ces deux politiques publiques : le socle de revenu d’un côté, l’accès au logement de l’autre.
C’est une question de logique : le socle universel étant individuel, d’un montant identique pour chaque adulte dans tout le pays, il n’est pas adapté au financement du logement, dont le coût n’est ni proportionnel au nombre de personnes composant le ménage, ni homogène sur le territoire national.
Le socle universel est efficace surtout pour que chacun puisse se payer sa nourriture et ses vêtements essentiels, son forfait Internet ainsi que diverses prestations comme une assurance, l’eau, l’électricité… L’objectif est que chacun puisse se tenir debout, prêt à partir chaque matin au travail avec un esprit paisible et disponible.
Götz Werner, fondateur de la chaîne allemande de drogueries DM, était un partisan historique du revenu universel. Il expliquait qu’il ne payait pas ses 60.000 salariés au titre d’une récompense pour leur travail. La logique est inverse : ce salaire les sécurise et les rend disponibles pour venir travailler dans ses magasins.
Une application pratique du principe d’égalité des chances, en somme.
NOTE : Cet article est également publié sur le site Atlantico.
[1] Lionel Stoléru, 1974, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, p. 286.