Le « trou de la Sécu » et le plan Juppé
La grève de décembre 1995 reste dans nos mémoires parmi les plus dures des cinquante dernières années. Nombre d’usagers des transports en commun à l’arrêt en d’Ile-de-France se souviennent qu’ils se levaient parfois à 4h du matin pour aller au travail et rentraient chez eux après 22h…
Ce blocage massif était la réaction au « plan Juppé » conçu pour combler le « trou de la Sécu ».
Depuis des années, l’endettement des régimes de sécurité sociale augmentait, sans perspective d’un retour à l’équilibre. Pour rétablir les comptes, le Premier ministre Alain Juppé avait préparé un plan de réforme ambitieux, présenté le 15 novembre 1995. Parmi ses mesures :
- allongement de la durée de cotisation retraite de 37,5 à 40 annuités pour les salariés de la fonction publique, pour l’aligner sur ce qui avait été acquis pour le privé en 1993 ;
- création des lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS), votées chaque année par le Parlement, fixant les objectifs de progression des dépenses maladies (ONDAM) ;
- imposition des allocations familiales et augmentation des cotisations maladie pour les retraités et les chômeurs ;
- création de la Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale (CADES) financée par un impôt provisoire, la Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS).
Ce plan de restauration des comptes sociaux était jugé positivement à droite (d’Edouard Balladur à François Léotard). Certains, comme Michel Péricard, estimaient qu’on aurait pu le faire plus tôt, d’autres, comme Ladislas Poniatowski, qu’on aurait pu aller plus loin… A l’inverse, toute la gauche (de Michel Rocard à Georges Marchais) s’y opposait vigoureusement. Jean-Pierre Chevènement exprimait « la crainte d’un démantèlement de la Sécurité sociale », Alain Bocquet « la marche forcée vers l’étatisation du système français de protection sociale », Julien Dray « la confiscation de la Sécurité sociale aux partenaires sociaux pour mieux préparer par la suite une privatisation ».
La question des régimes spéciaux de retraite, que la loi de 1945 avait provisoirement1 maintenus malgré leur caractère inégalitaire, a mis le feu aux poudres. Les mouvements de grève initiés dans les entreprises publiques se sont amplifiés de la mi-novembre au 15 décembre, date à laquelle le gouvernement a retiré sa réforme sur les retraites, la fonction publique et les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF).
Par contre, les mesures concernant l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale ont été maintenues, votées et mises en application. Retenons que cette ambiance belliqueuse n’était pas propice à un examen rationnel de ce qui était proposé. Regardons de plus près le dernier volet de la réforme.
La CRDS
En 1995, le « trou de la Sécu » atteignait 38 milliards d’euros. Or, la dette souveraine, c’est-à-dire l’ensemble de la dette de l’État, qui était négligeable en 1975, est passée à 233 milliards d’euros en 1985 puis à 684 milliards en 1995.
D’un côté un trou (de la sécu), de l’autre un abîme (du déficit public). Si le gouvernement a choisi de s’attaquer au premier, c’était sans doute avec l’intention de mettre en œuvre des réformes précises, dont la légitimité était renforcée par un déficit fortement médiatisé. Si ce plan a en partie échoué, il a cependant permis quelques progrès indéniables (LFSS, ONDAM). A posteriori, la pertinence de la CRDS apparaît plus discutable.
Dans le contexte de la réforme globale, il n’était pas envisageable d’annoncer une hausse durable des impôts qui aurait pu élargir et renforcer les oppositions. On a donc imaginé un prélèvement provisoire : la « Contribution au Remboursement de la Dette Sociale » (CRDS). Ce projet s’accompagnait d’une triple promesse :
- en 15 ans, les 38 milliards de dette sociale seront apurés ;
- le budget de la Sécu sera alors chaque année à l’équilibre ;
- en 2008, la CRDS sera supprimée.
Bien évidemment, aucun des termes de cette promesse n’a été tenu. Bien au contraire, la Cour des comptes a publié le 29 mai 2024 un rapport alarmant sur la « perte de maîtrise des comptes sociaux ».
Comment fonctionne cette Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS) ?
Son taux est unique : 0,5 %. Son assiette est très large, mobilisant la quasi intégralité des revenus de la population. La CRDS s’apparente beaucoup à la CSG, avec un taux beaucoup plus modeste mais une assiette élargie. Elle comprend notamment de nombreuses allocations sociales et familiales.
Qui a remarqué que le montant affiché des allocations familiales, aides au logement et autres prestations sociales sont rognés par la CRDS au moment du paiement ? Quand l’État affiche 100, il verse en réalité 99,5. Cette petite économie est discrète et indolore.
Ceci ne va pas dans le sens de la simplicité, ni de la transparence. Lorsque le site Internet officiel affiche un montant de 148,52 € pour les allocations familiales versés aux parents de deux enfants, la CRDS est-elle déduite ? Après recherche assez compliquée sur des sites techniques de l’administration, on vérifie que ce montant doit se comprendre « après CRDS ». Le montant nominal (149,26 €) n’est plus affiché sur les sites connus du grand public. La définition de l’assiette de la CRDS réserve d’autres surprises : le RSA est exonéré, mais la prime d’activité ne l’est pas. Comment le bénéficiaire du RSA qui perçoit également la Prime d’activité pour une petite activité peut-il comprendre le calcul des montants versés par la CAF, qui n’est pas expliqué sur les relevés ?
La Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale (CADES)
Comment sont utilisées les sommes perçues par la CRDS ? Depuis 1996, c’est la mission de la CADES, institution nouvellement créée pour cette mission de collecte, gestion et utilisation de cette recette fiscale particulière. Ses missions se sont progressivement élargies : on lui confie maintenant la CRDS (un peu moins de 9 milliards d’euros par an, ce qui correspond à une assiette proche de 1.800 milliards d’euros de revenus divers), une part de la CSG et un versement annuel du Fonds de Réserve pour les Retraites (FRR). La CADES a perçu 21 milliards d’euros en 2023.
La CADES devait cesser ses activités en 2008. Non seulement la date de fin est sans cesse reportée (2033 dans l’hypothèse irréaliste actuelle), mais elle se développe, avec toujours plus de dettes à gérer et toujours plus de ressources.
Pour quel résultat ?
La dette sociale est passée de 38 milliards d’euros en 1996 à 272 milliards en 2022. Pour relativiser, rappelons que la dette souveraine (globale) va atteindre 3.200 milliards d’euros en 2024. L’Etat continue à vivre largement au-dessus de ses moyens.
Le bilan de la CADES est catastrophique, les trois objectifs posés lors de sa création en 1995 étant désormais un vénérable souvenir historique. Pourtant, cette institution se porte bien. Son beau site Internet affiche avec fierté que « la CADES est le premier émetteur mondial d’obligations sociales ».
Une réforme évidente
La CADES a été créée à une époque où il était politiquement nécessaire de mettre en évidence la contribution des systèmes sociaux à la dette publique, afin de justifier des réformes impopulaires. Mais cette distinction d’une dette « sociale » dans l’océan de la dette publique n’a strictement aucun sens. De même que la CSG (contribution sociale généralisée) a initialement été présentée comme une cotisation sociale afin d’éviter de comptabiliser ses recettes comme une hausse de l’impôt, sa nature fiscale a finalement été reconnue par l’administration, qui n’en fait plus mystère.
La voix de la raison, de la transparence, de l’efficacité et de la simplicité commande de :
- Remplacer la CRDS par une augmentation de la CSG.
- Remplacer les montants nominaux des allocations sociales et familiales par un montant inférieur de 0,5 %.
- Supprimer la CADES, dont les bureaux au Ministère des Finances à Bercy changeront d’étiquettes sans aucune douleur.
Ce petit pas dans la « chasse au gaspi » serait bienvenu, vers la transparence et le respect des Français.
1Depuis 1945, le mot provisoire demeure dans l’article 711-1 du Code de la sécurité sociale : Parmi celles jouissant déjà d’un régime spécial le 6 octobre 1945, demeurent provisoirement soumises à une organisation spéciale de sécurité sociale, les branches d’activités ou entreprises énumérées par un décret en Conseil d’Etat.