Un nouveau-né contemplant avec enthousiasme les aléas de la vie qui l’attend, avec ses joies et ses peines : cette allégorie due au talent de notre dessinatrice Hélène de Maneville est une belle entrée en matière pour une série d’articles pédagogiques sur le « revenu d’existence », explorant la notion de « fraternité ».
Cette mise en perspective des aléas de notre destin peut mettre mal à l’aise, car – c’est une caractéristique de notre époque – on prétend rationaliser nos existences en multipliant les études, les projections, les calculs statistiques de plus en plus complexes qui, sous couvert d’informer et de responsabiliser chacun de nous, pourraient finir par décourager toute initiative spontanée… En réalité, ces prétentions expertes doivent être relativisées. Nous savons tous que nos parcours de vie sont truffés d’aléas, de lancers de dés et de bifurcations non rationnelles.
Ainsi, si la communauté humaine est de mieux en mieux analysée par les sociologues et les statisticiens, les parcours individuels ne sont pas prédéterminés. Chaque histoire de vie reste un mystère unique. Cette dualité n’est pas un hasard mais une heureuse conséquence de la devise inscrite aux frontons de nos collectivités : « Liberté – Egalité – Fraternité ». Nos valeurs et aspirations républicaines nous incitent à un double mouvement : d’abord nous assumer et vivre comme des personnes libres, ensuite reconnaître notre participation à un collectif ayant le souci de l’égalité de tous et favorisant les coopérations dans un esprit de fraternité.
La fraternité, maillon fragile de notre triptyque républicain
Seule capable d’apaiser la tension entre une liberté pouvant tourner à l’égoïsme et une égalité pouvant basculer vers la dictature d’une élite ou d’un système, la fraternité semble pourtant s’effacer de nos ambitions sociales. A la place d’un principe de « fraternité », qui implique une coproduction entre citoyens égaux et libres de s’engager dans la Cité, se sont installés des dispositifs de « solidarité ». Les citoyens y sont moins engagés : consommateurs et non acteurs.
On mesure cette évolution en contemplant nos systèmes de redistribution, qui combinent des dizaines de dispositifs sociaux, familiaux et fiscaux. Cette accumulation de mesures de « solidarité », en quelques décennies, fait l’objet d’un consensus par défaut, jamais discuté sur le fond. Les prestations sociales et les avantages fiscaux représentent ainsi des sommes considérables dont on ne comprend plus vraiment qui les paie : l’employeur, le salarié, l’autoentrepreneur, le particulier contribuable ? La relation fraternelle qui implique chacun – soit qu’il paie, soit qu’il bénéficie du don – est alors diffuse, fondue dans une machinerie devenue opaque et technocratique.
Quelle ligne de partage entre solidarité et libre choix de l’individu citoyen ?
Les politiques sociales et fiscales balisent un chemin toujours plus ambitieux et complexe pour satisfaire les exigences individuelles et faire face à l’allongement du temps de vie. Elles coexistent avec un écosystème civil, chargé de pallier les manques ou les désengagements des collectifs nationaux et locaux, ou de les suppléer pour un meilleur service, un service complémentaire, une plus large couverture territoriale :
- Des mutuelles s’ajoutent à la Sécurité sociale (le client en est « sociétaire », symbole d’une volonté de fraternité).
- Des associations tentent d’exister dans le champ médico-social, en dépendant largement de fonds redistribués et de délégations de service public qui ne disent pas leur nom.
- Des entreprises privées, établissements d’hébergement ou de services à domicile, participent à une « économie sociale et solidaire », tentant de démontrer qu’un « bénéficiaire » convenablement informé pourrait choisir de devenir un « client ».
Restreindre le beau principe de fraternité à la solidarité, elle-même diluée dans des relations marchandes : l’ambition d’une prise en charge collective des aléas de la vie se trouve de fait mise à mal, au prétexte d’une prise en considération toujours plus fine des situations et des préférences individuelles.
Quand le chemin républicain s’inverse…
Est-il inéluctable que les solutions collectives évoluent vers une individualisation, une mise en concurrence quant aux solutions proposées, aux initiatives de chaque territoire, entre les fournisseurs de liens sociaux ?
A cette question semble répondre une autre évolution dérangeante : plus notre système redistributif se dit « solidaire », plus l’individu moderne doute, se méfie, développant parfois une réelle défiance à l’égard des systèmes sociaux.
Faut-il vraiment, au nom de la solidarité, identifier et corriger toujours plus de cas particuliers, justifier toujours plus d’interventions publiques et sociales, dans des conditions de complexité accrues par la diversité des modalités de mise en œuvre ? Chaque disposition nouvelle apporte son lot de conditions et de contrôles, ajoute à la confusion et assujettit davantage la liberté individuelle. Malheureusement, les inégalités ne semblent pas se réduire pour autant.
Qu’observons-nous ?
- La somme des « justificatifs » de nature privée (bulletins de paie, contrats divers, avis d’imposition, etc.) interroge la légitimité des administrations chargées de les décortiquer.
- Le temps consacré par ces administrations à instruire les dossiers augmente, au détriment de la disponibilité des agents pour l’accueil, le conseil et l’orientation.
- La complication et l’enchevêtrement des dispositifs rend difficile leur évaluation en termes d’efficacité et d’équité.
- Un dispositif considéré comme bénéfique par rapport à une catégorie de la population, relativement à un objectif particulier, s’avère parfois contreproductif pour d’autre cibles et selon d’autres critères.
Un soupçon émerge : ces complications auraient-elles pour but de justifier une administration omniprésente ? Nous observons que la lourdeur et la multiplication des dossiers à instruire détournent objectivement les administrations de leurs missions d’assistance. De plus, en segmentant les populations, on limite leur liberté : elles doivent justifier, toujours plus, de leur appartenance à telles et telles catégories pour faire valoir tel ou tel droit éventuel.
C’est ce que déplorait déjà Lionel Stoléru (Vaincre la pauvreté dans les pays riches, 1974) : « En distribuant des aides par catégories de personnes et par catégories d’événements, le système social actuel achève de figer la société en rendant dramatique tout changement de catégorie. »
Après la fraternité, une redistribution illisible fragilise aussi le sentiment de solidarité. Les plus aisés deviennent suspects (à tort) de bénéficier de la solidarité plus que d’y contribuer. Les nécessiteux sont accusés de « profiter du système » (malgré eux), une fois qu’ils ont appris à éviter les erreurs pouvant les disqualifier. Chacun s’interroge sur la pertinence et la justice des dispositifs. Le doute est omniprésent et la somme des bénéfices individuels devient négative, éliminant la confiance indispensable au bon fonctionnement d’un système social commun.
Peut-être le moment est-il venu d’instaurer un revenu universel, égalitaire et respectant la liberté de chacun ?
La proposition de l’AIRE permet de restaurer la force de notre devise républicaine :
- Un revenu garanti à tous, c’est un socle citoyen qui dote chacun de façon égale.
- Un revenu inconditionnel versé automatiquement assure à l’individu une liberté dans le choix de ses engagements et des modalités de sa participation sociale.
- Un revenu universel financé par un impôt universel, proportionnel au premier euro, c’est la marque de l’engagement individuel pour le collectif, le symbole d’une fraternité visible.
Voilà un projet qui mérite d’être étudié et discuté démocratiquement.
C’est pourquoi, en cette période électorale, ce blog AIRE s’enrichira d’un article par semaine, par différents auteurs, illustré à chaque fois d’un dessin inédit d’Hélène.
Jean Rémy Acar, AIRE
Conseiller pilote auprès de l’Institut IDEAS, consultant et administrateur de plusieurs associations dans le secteur social et humanitaire, ex-directeur général de la FEPEM (Fédération des particuliers employeurs de France), délégué du secteur de l’emploi à domicile