En 1996, le sociologue Alain Caillé publiait dans la Revue du Mauss un texte fondateur dont s’inspireront plus tard les travaux menant à la proposition de l’Impôt Négatif Français.
« Accorder un don inconditionnel de citoyenneté en effet, ce n’est certainement pas octroyer un don gratuit. Assurément, puisqu’il s’agit et doit s’agir d’un don, aucun retour n’est explicitement et spécifiquement exigible, et l’État, et à travers lui la société, doit accepter sereinement le risque que rien ne soit rendu. L’objectif, comme toujours avec le don, étant de nourrir la liberté et la spontanéité, de créer de la confiance, on perdrait tout en espérant pouvoir retenir d’une main ce que l’on donne de l’autre. En tentant de se prémunir par une fiction de contractualité, de conditionnalité, comme c’est le cas en France avec le RMI, ou, pire encore, en se réfugiant dans le registre de l’obligation et de la violence.
Mais le fait de ne pas exiger de retour ne signifie pas et ne doit surtout pas signifier qu’on n’en attend pas. Si en effet aucun retour n’était attendu, alors le don, symbolisant un mépris insondable envers ses bénéficiaires supposés, serait bel et bien un don qui tue, un don-poison (gift/gift), un concentré redoutable de la violence collective exercée à l’encontre de la minorité des exclus. Mais quel retour la collectivité peut-elle et doit-elle attendre ?
(…) la seule chose que la société soit en droit de demander positivement en échange d’un revenu inconditionnel de citoyenneté, ce n’est pas de l’utilité, indéterminable, mais de l’initiative, de la vie et de la participation effective à la production de la collectivité par elle-même. Liberté doit être laissée à ceux qui reçoivent un revenu inconditionnel, dont il faut quand même rappeler qu’il ne leur permet guère de mener la grande vie, de décider par eux-mêmes de ce qui est utile ou de ce qui ne l’est pas.
Une telle mesure, parce quelle n’est pas inspirée par une mystique ou par un moralisme de l’inconditionné mais par la logique sociologique et politique qui anime la pensée de l’inconditionnalité conditionnelle, n’a rien à voir avec du laxisme. À l’inconditionnalité, nul n’est tenu ! L’inconditionnalité est nécessaire pour passer de la guerre à la paix, de la défiance absolue à la confiance de principe. Mais avec ceux qui ne jouent pas le jeu de l’alliance et de la confiance, il n’y a bien sûr aucune raison de continuer à le jouer.
Autant la collectivité n’est pas légitimée à contraindre ceux à qui elle n’offre rien, puisque ne parvenant pas à leur garantir la reconnaissance inconditionnelle minimale sans laquelle on ne saurait être ni homme ni citoyen, elle les condamne à la conditionnalité ou à la violence, et n’a aucun titre véritable à faire valoir contre la tricherie, autant elle retrouve tous ses droits à énoncer des exigences morales, et à les appuyer par des arguments frappants si besoin est, dès l’instant où elle se place effectivement en position d’offreuse de possibilités de vie.
Loin que le pari en faveur de la démocratie et de l’inconditionnalité signifie la porte ouverte à toutes les tolérances et à toutes les décompositions, comme il est habituellement craint, il est le seul qui permette de nourrir l’espoir de faire à nouveau sens en recréant un sentiment de la socialité et du collectif devenu désormais de plus en plus évanescent. »