Une construction empirique
L’ordonnance du 4 octobre 1945 fondant la Sécurité sociale annonçait clairement la vocation d’universalité des allocations familiales :

“Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. (…)
Les prestations familiales sont attribuées aux chefs de famille pour chaque enfant à charge, sans condition de ressources.”
En pratique, les allocations familiales étaient alors réservées aux salariés du secteur privé et à certains fonctionnaires. En étaient exclus : les artisans, les commerçants, les agriculteurs indépendants, les professions libérales, les fonctionnaires d’Etat (percevant depuis 1943 un « supplément familial de traitement »), les militaires et toutes les personnes sans emploi (dont les mères isolées). Ceci explique qu’un autre dispositif a été créé presque simultanément, pour les quelque 10% de foyers dont les revenus étaient suffisamment élevés pour être soumis à l’impôt sur le revenu (dont peu de salariés).
La loi du 31 décembre 1945 relative à l’établissement de l’impôt sur le revenu des personnes physiques introduit alors un nouveau mode de calcul selon les charges de famille, couramment désigné par l’expression “quotient familial” :
“Le revenu imposable des contribuables mariés, des veufs et veuves, divorcés ou célibataires ayant des personnes à leur charge est divisé par un nombre de parts correspondant à la situation et aux charges de famille du contribuable. L’impôt est calculé sur le revenu correspondant à une part, puis multiplié par le nombre de parts ainsi déterminé.”
Après des ajustement progressifs, la loi du 17 juillet 1978 a finalement réussi l’universalisation des allocations familiales :
“Le bénéfice des prestations familiales est ouvert à toute personne résidant en France, à raison des enfants qu’elle élève, sans condition d’exercice d’une activité professionnelle.”
Aujourd’hui, l’article L. 511-1 du Code de la sécurité sociale affirme toujours le principe d’universalité des allocations familiales :
“Les prestations familiales sont attribuées aux personnes résidant en France, à raison des enfants qu’elles élèvent, sans considération de leurs ressources, de la situation ou de la profession de leur chef de famille.”
Le panorama actuel des aides monétaires à destination des familles ayant des enfants à charge s’est considérablement complexifié depuis 1945.
Une vue d’ensemble
Aujourd’hui, on identifie pas moins de 15 dispositifs, dont la plupart sont alloués et calculés via des règles compliquées :
- Allocations familiales (dégressives), y compris majoration pour âge à partir de 14 ans et allocation forfaitaire à 20 ans
- Complément familial pour certaines familles de trois enfants et plus
- Allocation de base de la PAJE (prestation d’accueil du jeune enfant) pour les enfants de moins de trois ans
- Allocation de rentrée scolaire, versée annuellement de 6 à 18 ans
- Calcul du RSA, de la Prime d’activité, de la prime de fin d’année prenant en compte les enfants à charge mais dont on déduit certaines prestations familiales
- Bourses de collèges, de lycées, d’enseignement supérieur
- Réductions de l’impôt sur le revenu par application du quotient familial (effet plafonné) et de façon forfaitaire pour enfants scolarisés
On peut y ajouter d’autres avantages monétaires versées dans des conditions particulières :
- Supplément familial de traitement (SFT) pour les fonctionnaires
- Allocation de soutien familial (ASF) pour les parents isolés à défaut de versement d’une pension alimentaire par l’autre parent
- Allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH)
- Diverses aides à la garde d’enfant de moins de trois ans
- Au niveau local : tarifs sociaux, exonérations diverses
- A posteriori : avantages familiaux pour le calcul de la retraite
Analyser cet ensemble pour y déceler une cohérence est un exercice particulièrement ardu. Tous ces dispositifs ayant été mis en place au long de décennies de textes de lois, la résultante est un patchwork improbable où certaines familles sont nettement plus avantagées que d’autres. L’analyse doit être décomposée.
Avec un seul enfant à charge
Le graphique le plus simple présente les aides monétaires dont bénéficient les couples mono-actifs parents d’un seul enfant, selon leur niveau de revenus :

Ce graphique est construit en centiles des salaires de la population française, ce qui aide à mesurer l’impact budgétaire des divers dispositifs. Jusqu’à un salaire d’un montant équivalent à deux SMIC, les bénéficiaires du RSA ou d’une prime d’activité (PA) voient leur prestation sociale nettement augmentée du fait de la présence d’un enfant. D’autres prestations sociales s’ajoutent pour les revenus faibles à moyens, que ce soit l’allocation de rentrée scolaire (ARS) ou des bourses de collèges et lycées.
Lorsque le salaire dépasse deux SMIC, le couple imposable annule ou réduit son impôt sur le revenu grâce à la demi-part fiscale supplémentaire compensant l’enfant « fiscalement » à charge. Cet effet, d’un montant limité, est centré sur les plus hauts revenus. Ce point singulier à 2 SMIC, où les aides sociales s’annulent pour l’enfant à charge alors que démarre l’avantage fiscal que constitue le quotient familial, est un symbole de l’incohérence de la politique familiale française : pourquoi les ménages concernés ne perçoivent-ils aucune aide monétaire pour leur enfant ?
Si les deux parents travaillent – prenons l’hypothèse qu’ils perçoivent exactement le même salaire – le graphique est très différent. Par construction, la répartition par centiles est identique au graphique précédent. Le repère vertical « 1 smic etp » se comprend pour chacun des conjoints, la somme de leurs salaires étant alors égale à 2 SMIC.

On constate qu’environ 70% des couples bi-actifs avec un enfant à charge bénéficient du quotient familial, avec un effet limité à 90 ou 160 euros par mois. Le point singulier à 2 SMIC observé pour les couples mono-actifs est remplacé par une large plage – entre 1 et 2 SMIC – où le soutien financier est particulièrement faible.
Une autre variante est obtenu pour les couples de concubins ayant un enfant à charge, dans le cas où celui qui porte l’enfant dans sa déclaration fiscale est également le seul salarié. Dans ce cas, l’effet du quotient familial est démultiplié, ce qui élève les courbes nettement au-dessus de ce qui se passe pour les couples mariés ou pacsés, qui bénéficient déjà de l’effet du quotient conjugal.

On se rapproche alors de ce qui s’observe pour des parents isolés, qui mobilise encore d’autres logiques. Pour le prochain graphique, on ajoute l’hypothèse que la mère isolée bénéfice d’une allocation de soutien familial (ASF) ainsi que d’une aide au logement (APL) lorsque ses revenus sont en dessous du seuil de perception.

Ces quatre premiers graphiques, tracés pour des ménages parents d’un enfant unique, illustrent déjà une grande diversité – sans cohérence visible – des dispositifs mis en œuvre.
Avec deux enfants à charge
La logique nataliste qui prévalait à l’époque de la création des allocations universelles a incité les responsables politique de l’après-guerre à les réserver aux familles comptant au minimum deux enfants. C’est pourquoi on voit apparaître sur les graphiques une bande bleu ciel dont la largeur est stable sur la plus grande partie de la distribution des revenus. Les deux plus hauts déciles sont concernés par la dégressivité décidée par François Hollande en 2014.
Le graphique ci-dessous illustre le niveau des diverses aides pour des couples mariés ou pacsés bi-actifs ayant deux enfants à charge, locataires bénéficiaires d’une aide au logement lorsque leur faible revenu leur ouvre ce droit.

Les diverses irrégularités de ces courbes sont difficiles à expliquer simplement. Le calcul particulièrement compliqué de la prime d’activité (PA), en particulier, insère une irrégularité surprenante.
Avec trois enfants à charge
Les parents de familles nombreuses (comptant au moins trois enfants à charge) bénéficient d’un autre dispositif, le « complément familial » (CF), sous conditions de ressources. Le graphique ci-dessous trace les contributions des divers mécanismes qui se conjuguent alors pour former le soutien monétaire aux couples marié ou pacsés, mono-actifs, propriétaires, comptant trois enfants :

On constate que les allocations familiales contribuent fortement, suivies par le complément familial. L’effet du quotient familial est marginal, concernant principalement les 10% des familles aux plus hauts revenus.
Comment réformer cet ensemble baroque ?
Les six graphiques présentés jusqu’ici illustrent la complication du sujet. Il est strictement impossible de caractériser en quelques phrases cet ensemble de règles hétéroclites qui échappent à toute logique d’ensemble. On comprend qu’il est vain de vouloir agir sur un dispositif de cet écheveau sans maitriser l’ensemble.
C’est pourtant ce qui est souvent proposé par les afficionados du quotient familial.
L’impasse du quotient familial
Ce dispositif coloré en orange dans nos graphiques suit des règles compliquées, distinguant les familles selon le niveau de leurs revenus, leur situation conjugale, leur nombre d’enfants. Introduit initialement pour compenser la charge des enfants des couples aisés, cette logique fiscale constitue un avantage dont le montant progresse avec les revenus. Ceci explique que les gouvernements socialistes ont plafonné l’effet de cet avantage, générant en réaction une revendication têtue des familles nombreuses (aisées) de droite pour un déplafonnement.
L’animation graphique ci-dessous explique les enjeux de ce débat. Le curseur se déplace (vers la droite) pour faire apparaître comment l’aide monétaire par enfant – selon les configurations familiales et le niveau des revenus des parents – évoluerait si l’effet du quotient familial n’était pas plafonné.


Certaines courbes commencent à évoluer à partir de 2 SMIC, certaines grimpant ensuite allègrement jusqu’à dépasser un soutien financier de 700 euros mensuels par enfant pour les deux centiles des plus hauts revenus. Il est difficile de légitimer une réforme qui concentrerait à ce point les gains sur les enfants des ménages les plus aisés.
Aller au bout de l’universalisation des allocation familiales
Une toute autre voie de réforme consiste à réaliser la synthèse de l’ensemble des dispositifs actuels pour financer un mécanisme extrêmement simple : distribuer chaque mois aux parents d’enfants mineurs une somme forfaitaire de l’ordre de 250 euros pour chaque enfant, indépendamment du nombre d’enfants.
Cette allocation forfaitaire universelle (AFU) remplacerait les allocations familiales dégressives, le complément familial, l’allocation de base de la PAJE, l’allocation de rentrée scolaire, la prise en compte des enfants dans le calcul du RSA, de la Prime d’activité et de la prime de fin d’année, les bourses de collèges et de lycées, le supplément familial de traitement des fonctionnaires, les réductions de l’impôt sur le revenu par application du quotient familial et pour enfants scolarisés.
Seraient inchangées les aides au logement (APL), l’allocation de soutien familial (ASF) versée aux parents isolés à défaut de pension alimentaire financée par l’autre parent, l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH), les diverses aides à la garde d’enfant de moins de trois ans ainsi qu’au niveau local, les tarifs sociaux et exonérations diverses.
Cette réforme AFU est représentée sur l’ensemble des graphiques ci-dessus par un trait horizontal bleu. Le cas échéant, la combinaison de l’AFU et de l’ASF apparait également, avec une ligne bleue pointillée.
Le montant de 250 euros mensuels proposé pour l’AFU correspond à la somme des budgets de l’ensemble des dispositifs remplacés. Pour 14 millions d’enfants mineurs, le budget est égal à 42 milliards d’euros1.
Cette simplification ambitieuse de la politique familiale française serait un succès marquant de notre vie démocratique. En cette fin d’année, formulons ce vœu !
Marc de Basquiat – Noël 2025
- 250 € x 12 mois x 14 millions d’enfants = 42 milliards d’euros ↩︎
