Une politique familiale fantasmagorique
Pour illustrer la politique familiale française, notre dessinatrice Hélène de Maneville a basculé dans le monde d’Edvard Munsch, imaginant l’angoisse de fantômes face à la dizaine de dispositifs contribuant aux transferts monétaires vers les familles. L’univers décrit par son dessin de droite parait tout aussi irréel, évoquant la paisible simplicité d’un système qui alloue le même soutien monétaire à chaque enfant, sans s’occuper de la situation économique de ses parents. On saisit en un coup d’œil le chemin qui sépare l’épouvante à gauche de la vision irénique à droite…
Comment en est-on arrivé à une telle complication ?
Bien sûr, les parents n’en ont pas conscience, ne connaissant que les dispositifs qui les concernent directement et ignorant (heureusement pour leur équilibre mental) la complication des règles de calcul s’appliquant à d’autres. Résumons les en quatre points principaux.
- Pour les plus pauvres, la politique familiale prend surtout la forme de majorations du RSA et de la Prime d’activité en présence d’enfants à charge, dès le premier. Lorsque ces familles perçoivent en plus des allocations familiales, celles-ci sont en grande partie déduites des minima sociaux, ce dont peu de bénéficiaires ont conscience et que les autres n’ont aucune raison de connaître.
- Pour les classes moyennes, le soutien financier prend essentiellement la forme des allocations familiales, dont la visée est explicitement nataliste : elles ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant, avec un montant modeste, et ne deviennent conséquentes qu’à partir du troisième enfant.
- Pour les ménages plus aisés, la politique familiale c’est d’abord la réduction d’impôt réalisée par le mécanisme du « quotient familial », dès le premier enfant. Sans entrer dans les détails, notons déjà que la politique familiale est sociale pour les pauvres, nataliste pour les classes moyennes, fiscale pour les riches.
- Il faut encore y superposer une quatrième logique : une compassion à géométrie variable pour les mères isolées, qui conjugue une Allocation de soutien familial (ASF), identique pour chaque enfant privé du soutien d’un de ses parents, et une réduction d’impôt très conséquente pour les familles monoparentales.
Une politique familiale incohérente
La résultante des quatre logiques évoquées est tracée dans le graphique ci-dessous, qui figure le cumul de toutes les interventions publiques, par enfant à charge, en fonction de la composition de la famille et du niveau de ses ressources.
Sans même prendre en compte d’autres dispositifs qui suivent encore d’autres logiques (gardes d’enfants, bourses, aides au logement…), le montant varie de 0 à 500 € par mois et par enfant. La mère qui élève quatre enfants sans le soutien financier de son ex-époux bénéficie ainsi de 2.000 euros d’aide par mois, si elle gagne par son travail 4 ou 5 fois le SMIC, mais seulement de 1.100 euros si elle perçoit moins que le SMIC. Ceci n’est pas plus légitime que le cas des couples avec un enfant percevant 2 fois le SMIC : ils ne bénéficient d’aucune aide !
A force d’accumuler des exceptions et des bons sentiments, la politique familiale a perdu tout bon sens.
La candidate Valérie Pécresse reconnait ces incohérences
Des propositions intéressantes
Lors de la campagne de la primaire LR, une seule candidature a évoqué la politique familiale. Valérie Pécresse a apporté un élément original en évoquant son projet de rétablir l’universalité des allocations familiales, avec un montant ne dépendant plus des ressources des parents (ce qui était le cas avant 2015, la réforme décidée par François Hollande). Elle va plus loin en proposant de verser les allocations familiales dès le premier enfant, avec un montant réduit (75 euros par mois) ce qui atténue l’anomalie identifiée pour les classes moyennes comptant un seul, voire deux enfants. Par ailleurs, elle propose aussi de renforcer de 15% le montant des allocations familiales pour les familles comptant deux enfants ou plus.
Le graphique ci-dessous, inédit, montre comment évoluerait le cumul des dispositifs actuels.
On note avec satisfaction que les courbes continues rouge et vert, figurant les couples avec un ou deux enfants, se rapprochent nettement et atténuent leurs oscillations.
Par ailleurs, mais ce n’est pas l’objet du graphique, Valérie Pécresse propose à raison de ne plus fiscaliser les pensions alimentaires perçues par les mères (ou pères le cas échéant) qui élèvent seul(e)s leur(s) enfant(s) suite à une séparation.
Des incohérences demeurent
La lecture du nouveau graphique est implacable.
Pour les couples comptant trois ou quatre enfants à charge, le soutien fiscal réservé aux hauts revenus (la partie droite des courbes jaune et bleu) est d’une centaine d’euros plus élevé que pour les familles moins aisées (à gauche). Cet écart est beaucoup plus marqué pour les familles monoparentales (en pointillés), où l’avantage fiscal très marqué accordé aux parents isolés des classes moyennes et aisées ajoute 200 euros par enfant par rapport à l’aide accordée aux foyers pauvres et modestes.
Que serait une politique familiale équitable et cohérente ?
L’étude que nous menons depuis 2017 des diverses propositions de réformes – à gauche comme à droite – révèle deux invariants : la gauche défend la dégressivité de l’aide en fonction des revenus ; la droite défend le mécanisme du quotient familial. Ces deux positions sont irréconciliables.
Nous pensons que la sagesse commande de donner tort aux deux, pour se recentrer sur la question centrale : comment la communauté nationale peut-elle assurer un soutien efficace à chaque famille, pour l’aider à accueillir ses enfants ? Cet investissement de la nation dans le renouvellement de ses générations a du sens, ce que démontrent amplement les pays en crise démographique sévère, du Japon à l’Italie.
De nombreuses questions émergent
A partir de cette première position raisonnable, plusieurs interrogations émergent :
- Faut-il aider les familles dès le premier enfant ou privilégier les familles nombreuses ?
- Faut-il aider le parent qui sacrifie sa carrière pour se consacrer à ses enfants, ou aider plus fortement celui qui fait le choix de continuer à travailler ?
- Faut-il encourager les unions conjugales stables, ou renforcer l’aide réservée aux parents isolés ?
- …
Des arguments émergent en faveur des deux termes de chacune de ces questions, montrant les tensions qui compliquent tout projet de réforme dans ce domaine. Ici, une seul option est raisonnable : l’agnosticisme.
A 21ème siècle, l’Etat français n’a pas de légitimité à privilégier les familles nombreuses plus que les parents d’enfant unique, les mères au foyer plus que celles qui travaillent. Et pourquoi encourager financièrement les parents isolés plus que les couples stables ?
Simple et lisible, la seule politique familiale raisonnable
Depuis le livre que j’ai publié début 2018, La face cachée des prestations familiales (Editions de l’Onde), j’ai présenté des centaines de fois la proposition d’une Allocation familiale unique (AFU) d’un montant identique pour tous les enfants, éventuellement modulée selon l’âge.
De façon toute pragmatique, il y aurait des avantages considérables à passer à une prestation monétaire indépendante du rang de l’enfant dans la fratrie et du revenu du foyer. Le système serait compréhensible, plus juste, moins cher à gérer, adapté aux familles « recomposées » qui n’existaient guère il y a 50 ans. Certaines familles nombreuses pourraient être un peu perdantes certaines années. Ce serait transitoire, leur nombre d’enfants à charge évoluant dans le temps.
Cette proposition accueillie avec intérêt par tous les groupes politiques centristes se heurte encore à la guerre idéologique que nous avons dénoncée. Espérons que l’avancée programmatique de la candidate LR Valérie Pécresse, auquel le candidat Gaspard Koenig répond en allant plus loin encore dans la simplification, donnera des ardeurs au gouvernement élu dans trois mois pour rationaliser enfin une politique familiale devenue inepte à force d’ajustements paramétriques à visées électoralistes de court terme.
L’allocation familiale unique n’est qu’un petit pas, techniquement facile. Mais elle est un symbole fort d’unité nationale, d’égalité dans la fraternité. A ce titre, elle est un magnifique projet politique, au sens le plus noble de ce terme.