Synthèse des premières auditions de la mission d’information sénatoriale sur le revenu de base : le député Christophe Sirugue et le philosophe Philippe Van Parijs le 23 juin 2016.
II. RÉUNION DU JEUDI 23 JUIN 2016
A. AUDITION DE M. PHILIPPE VAN PARIJS, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN, FONDATEUR DU BASIC INCOME EARTH NETWORK
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Philippe Van Parijs, philosophe et économiste et titulaire de la chaire d’éthique économique et sociale de l’université catholique de Louvain. M. Van Parijs s’intéresse de longue date à la question du revenu de base, puisqu’il a participé en 1986 à la fondation du Basic Income European Network (BIEN) – devenu le Basic Income Earth Network – et a publié en 2005 avec M. Yannick Vanderborghts un ouvrage discutant des mérites d’une allocation universelle.
La question du revenu de base a gagné une audience considérable dans le champ de la discussion publique, et le réseau BIEN en est le principal promoteur au niveau européen. Je précise que nous avons déjà entendu des représentants de l’AIRE (association pour l’instauration d’un revenu d’existence) et du MFRB (mouvement français pour le revenu de base).
La notion de revenu de base recouvre une grande diversité de projets qui sont eux-mêmes mus par des motivations et des visions de la société parfois très éloignées les unes des autres. Je voudrais d’abord savoir comment le BIEN se situe dans cette « mouvance » et quelle vision du revenu de base vous défendez.
Nous serons ensuite particulièrement intéressés par vos réflexions sur la définition d’une allocation universelle, sur le champ qu’elle doit couvrir et sur la méthode qui pourrait être suivie pour la mettre en place.
M. Philippe Van Parijs . – Merci de m’accueillir. En effet, j’attache une grande importance aux interactions entre les élus et les personnes exerçant des responsabilités politiques d’une part, et les universitaires insérés dans des réseaux, d’autre part. Dans ce contexte, il y a un bénéfice mutuel et je parlerai brièvement pour pouvoir ensuite répondre à vos questions. Effectivement, l’idée du Basic income m’est venue en décembre 1982. Comme je ne l’avais ni lu ni vu nulle part, j’ai dû inventer un nom et j’ai proposé de la nommer « allocation universelle » en analogie avec le suffrage universel : car l’allocation universelle est un élément de pouvoir économique distribué de manière strictement égalitaire, comme le suffrage universel est un élément de pouvoir politique distribué à chacun.
Lorsqu’on a une idée que l’on croit géniale, l’une des deux choses suivantes se produit. D’abord, on s’aperçoit que cette idée présente de sérieux défauts. Pour ma part, j’ai eu l’occasion de parler de cette idée sur six continents et de rencontrer beaucoup d’objections, sans pour autant en rencontrer une qui soit décisive. Ensuite, on découvre que l’on n’a pas été le premier à avoir eu cette idée. J’ai découvert petit à petit d’autres personnes et les ai réunies dans notre ville universitaire de Louvain-La-Neuve, en septembre 1986. Nous avons alors fondé le BIEN – Basic Income European Network – avec une trentaine de personnes. Depuis lors, nous organisons un congrès tous les deux ans et progressivement, ces congrès ont accueilli de plus en plus de personnes en provenance des six continents. Sous leur pression, lors du congrès de Barcelone en 2004, on a transformé le Basic Income European Network en Basic Income Earth Network ; ce qui permet de conserver cet acronyme « BIEN », vraiment idoine ! Le BIEN a désormais des sections sur l’ensemble des continents. Le dernier congrès a eu lieu à Montréal et le prochain se tiendra, pour la première fois, en Asie, à Séoul, au début du mois de juillet 2016.
Je suis responsable d’une chaire d’éthique économique et sociale et de nombreuses idées autres que celles-là sont pertinentes pour mes travaux et mes publications. Mon ouvrage le plus long et aride s’intitule La liberté réelle pour tous , publié aux Presses universitaires d’Oxford il y a une vingtaine d’années, qui est une tentative de justification philosophique de l’allocation universelle. Avec mon collègue Yannick Vanderborght, nous terminons un livre de référence sur cette question pour les presses universitaires de Harvard qui fait le point sur ses différentes dimensions, à la fois historiques, économiques, éthiques et politiques.
Il me paraît utile de donner d’abord des perspectives philosophiques à cette question et d’envisager ensuite les aspects pratiques de cette allocation universelle, même si mes collègues, que vous avez auditionnés, connaissaient beaucoup mieux la situation française que moi. Il faut bien distinguer l’allocation universelle des deux autres modèles de protection sociale, en les plaçant dans une perspective historique. Je voudrais ensuite indiquer ce qui est pour moi l’argument fondamental en faveur de ce revenu de base, avant de comprendre pourquoi un intérêt sans précédent se dégage en Europe, voire même depuis la Californie jusqu’à la Corée. De toute l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu un tel intérêt depuis ces derniers mois, voire ces dernières semaines, en faveur de cette notion.
Premièrement, il existe trois modèles fondamentaux de protection sociale.
Le premier est né au début du XVI e siècle dans vos régions, Messieurs les président et rapporteur. En effet, le tout premier système a été instauré dans la ville d’Ypres vers 1515. Ce premier modèle d’assistance sociale théorisé se focalisait sur les pauvres, avec une condition de contrepartie : seuls les pauvres qui manifestent le souhait de travailler avaient le droit de recevoir cette allocation. Le premier à l’avoir théorisé est un Juif converti appelé Vives, né à Valence et ayant étudié à la Sorbonne, avant d’enseigner à Louvain. Il a publié en 1515 l’ouvrage De Subventione pauporum – c’est-à-dire en français De l’assistance aux pauvres – qui justifie ce nouveau dispositif selon lequel il est plus efficace que les municipalités s’occupent de l’aide aux pauvres plutôt que la charité privée ou les organisations ecclésiales. Ce modèle a subi de nombreuses transformations et des crises extrêmement intenses, notamment lors du passage du Old Poor Laws aux New Poor Laws au Royaume-Uni. Ce modèle est encore présent dans nos modèles actuels d’assistance sociale comme dans le revenu de solidarité active (RSA) en France. Naturellement, ce modèle est plus généreux que ne l’était le modèle d’Ypres en 1515, mais repose sur une même logique en ciblant sur les pauvres une aide conditionnée aux ressources et à la situation familiale, impliquant comme contrepartie un travail effectif dans les Workhouses ou les dépôts de mendicité sous l’Ancien Régime.
Un deuxième modèle est apparu et a été formulé par Condorcet lorsqu’il se cachait, un an avant sa mort. Dans son ouvrage Esquisse de l’histoire des progrès de l’esprit humain , Condorcet formule en un paragraphe le principe de l’assurance sociale. Il ne s’agit pas d’une aide ciblée sur les pauvres, mais d’une forme de solidarité entre les travailleurs. Cela suppose que les travailleurs parviennent à dégager un surplus au-delà de leur survie immédiate, de manière à pouvoir couvrir une série de risques de leur existence : le grand âge, l’invalidité, la maladie ou le chômage involontaire. Il a fallu du temps pour que cette bonne idée devienne réalité. C’est Bismarck, à la fin du XIX e siècle, qui a mis en oeuvre le premier système d’assurance sociale avec les pensions du Deuxième Reich allemand au moment de l’unification allemande. Jaurès espérait, dans une intervention très éloquente à l’Assemblée nationale, que le modèle d’assurance sociale puisse se substituer intégralement à celui de l’assistance sociale.
Enfin, un troisième modèle, que l’on pourrait qualifier de dividende social, est apparu. La forme en est différente et ce modèle est celui du revenu de base et de l’allocation universelle qui présentent un caractère inconditionnel. Cette inconditionnalité se décline de trois manières : premièrement, son versement est strictement individuel ; on n’a pas besoin d’examiner la situation personnelle des individus. Deuxièmement, ce revenu est aussi inconditionnel, c’est-à-dire universel : il est versé quels que soient les revenus, qu’il s’agisse des revenus du travail ou des revenus du capital. Enfin, il n’implique aucune contrepartie de la part de ses bénéficiaires : on n’a pas besoin de savoir si vous travaillez ou si vous désirez travailler pour déterminer si vous y avez droit. Ce troisième modèle est plus récent que les deux autres. Le premier à avoir publié une proposition systématique en la matière est Joseph Charlier qui a publié à Bruxelles en 1848 son livre Solution du problème social . 1848 est aussi l’année de publication, à Bruxelles également, du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx. Joseph Charlier défendait une socialisation de l’ensemble du sol et, avec certaines mesures de transition, du patrimoine immobilier ; le loyer payé sur l’ensemble de ce patrimoine immobilier devait être distribué entre tous les citoyens adultes d’un pays. C’est ce qu’il appelait le dividende territorial. Cette idée n’a eu aucun impact, à l’exception de trois débats publics qui se sont tenus sur ce revenu de base. Les deux premiers débats ont été locaux et limités à un pays, tandis que la troisième occurrence de ce débat se poursuit encore aujourd’hui.
Le premier débat est intervenu, peu après la première guerre mondiale, à l’initiative d’un ingénieur quaker au Royaume-Uni, Daniel Miller, qui avait créé un petit mouvement et publié un livre pour défendre le « State bonus », qu’il proposait ainsi de fixer à 20 % du PIB par tête. Les arguments qu’il défendait alors sont très semblables à ceux qui sont encore en débat aujourd’hui. Ce sujet a été discuté par le parti travailliste britannique, y compris lors d’une conférence annuelle, avant d’être finalement rejeté.
Le second débat s’est déroulé aux États-Unis à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l’initiative des professeurs James Tobin et John Kenneth Galbraith, qui étaient très liés au parti démocrate et ont convaincu Georges McGovern, candidat à la présidence contre Richard Nixon, de placer le Demogrant sur sa plateforme électorale. Ce Demogrant représentait un versement de 1 000 dollars par personne et par an pour chacun des résidents des États-Unis. McGovern n’a pas gardé cette proposition dans son programme électoral, une fois les primaires passées et a été défait de manière spectaculaire par Richard Nixon. Cependant, l’idée a inspiré un certain nombre d’expérimentations de ce qu’on appelait alors « l’impôt négatif » aux États-Unis et au Canada, mais le débat public sur cette question s’est tout à fait assoupi en Amérique du Nord.
Le troisième débat se déroule au milieu des années 1980 en Europe, indépendamment dans plusieurs pays, en Angleterre, Belgique et aux Pays-Bas, ainsi qu’au Pays-Bas où un syndicat de travailleuses à temps partiel a été le fer de lance d’une campagne qui a conduit à un véritable débat public en 1985. Dans la foulée a été créé le réseau européen puis mondial BIEN et depuis lors, ce débat n’a fait que prendre de l’ampleur dans différents pays.
Quel est l’argument fondamental pour comprendre l’intérêt d’une allocation universelle et en quoi celle-ci diffère-t-elle de l’assistance sociale ? Cette allocation est bien autre chose qu’un instrument efficace de lutte contre la pauvreté financière. Une manière de le comprendre, c’est de commencer par se poser la question de l’impact de l’introduction d’un tel revenu inconditionnel sur la rémunération du travail, c’est à dire le niveau des salaires. Le public est d’ordinaire partagé sur cette question : va-t-elle conduire à une augmentation ou à une diminution des salaires ? L’intuition est de dire que, puisqu’on dispose d’une partie de son revenu de manière inconditionnelle, l’employeur assurera le complément nécessaire pour avoir une vie décente. Mais l’autre intuition est de dire que disposer d’un revenu inconditionnel et ce, même lorsqu’on n’est pas disposé à travailler, implique d’augmenter les salaires pour avoir suffisamment d’emplois. La réponse correcte à cette question est que les tenants de l’une ou l’autre conception ont raison lorsque l’on raisonne en fonction de catégories d’emplois différentes. Ce point est absolument crucial pour l’argumentation en faveur de l’allocation universelle : celle-ci donne la possibilité de dire oui à certains emplois et de dire non à d’autres emplois qu’on ne peut actuellement refuser.
De manière plus précise, certains emplois ne paient pas suffisamment pour qu’on puisse en vivre aujourd’hui : c’est le cas des emplois à temps partiels, des stages, ou encore des emplois comportant un aspect de formation et qui sont payés peu, c’est-à-dire insuffisamment pour pouvoir en vivre. D’autres emplois, y compris ceux qui relèvent du statut de travailleur indépendant, sont considérés comme très intéressants et peuvent correspondre à une profonde vocation, mais qui ne donnent alors lieu qu’à des revenus très incertains ou irréguliers. Grâce à l’allocation universelle, à des emplois comme ceux-ci, qui comprennent une dose importante de transfert de capital humain, il sera plus facile de dire oui. Il sera également plus facile de dire non, en partie du fait de ces autres alternatives, aux emplois dont les conditions d’exercice ou de rémunération ne permettent pas le plein épanouissement. Ce qui est vraiment crucial pour l’allocation universelle, c’est de comprendre qu’elle va induire ces deux effets : la possibilité de dire non, ce qui constitue une sorte de remède pour lutter contre l’exploitation et la trappe de l’emploi, ainsi que la possibilité de dire oui et de lutter contre l’exclusion et le chômage.
La différence avec l’assistance sociale, c’est que l’allocation universelle donne une liberté réelle de faire d’autres choix. C’est un instrument de liberté. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions , « l’argent que l’on a est un instrument de liberté et celui que l’on cherche à acquérir est un instrument de servitude ». L’allocation universelle est à la fois un instrument de liberté et une manière d’échapper à la servitude.
Enfin, quatrième et dernier point, pourquoi y a-t-il cet intérêt sans précédent pour l’allocation universelle ? Selon moi, c’est en raison d’une perception large et plus aigüe des deux problèmes à partir desquels l’idée m’était initialement venue. Le premier problème, c’est le chômage, dans un contexte d’anticipation de son accroissement, du fait des changements technologiques qui vont conduire à la perte d’emplois. En France, les prédictions en termes de robotisation ont relancé ce débat, du fait de l’estimation d’une perte de deux millions d’emplois pour les seuls États-Unis. Cette problématique n’est pas neuve, car lors des périodes antérieures d’intérêt pour l’allocation universelle, cet argument était déjà présent. Ici, en France, durant l’Entre-deux-guerres, Jacques Duboin proposait un revenu social, qui n’était pas vraiment l’allocation universelle, dans sa publication intitulée La grande relève des hommes par les machines . À la fin des années 1960, aux États-Unis, l’un de ceux qui ont propulsé le débat s’appelait Robert Theobald qui avait écrit un manifeste pour la « Triple révolution » dont l’automation fournissait l’argument central. Ce n’est pas nouveau, mais on constate un scepticisme beaucoup plus grand sur la désirabilité de la croissance comme moyen de faire face et de répondre aux défis du progrès technologique. En 1982, personne n’avait entendu parler du changement climatique qui est depuis lors beaucoup plus présent à l’esprit des gens. Pourtant, le Club de Rome avait, dix ans plus tôt, émis un cri d’alarme sur les limites technologiques de la croissance.
Deuxièmement, le scepticisme a également gagné, de manière nouvelle, l’idée même de possibilité de la croissance. Vous avez sans doute entendu les déclarations répétées de M. Larry Summers, ancien président de Harvard et ministre sous Clinton, sur l’émergence d’une stagnation séculaire. Un tel propos contraste avec l’idée de récession antérieure, notamment entre les deux guerres, où l’on évoquait l’idée d’une stagnation temporaire et parler d’une stagnation séculaire n’était à l’époque plausible pour personne. Aujourd’hui, de plus en plus d’économistes, fût-ce même chez ceux qui la considèrent comme désirables, disent que la croissance est devenue impossible, du moins en Europe et en Amérique du Nord.
Troisièmement, nous avons eu la croissance. Nos pays sont en effet beaucoup plus riches que ce qu’ils étaient au début des Trente Glorieuses. Le problème du chômage a-t-il été résolu ? Celui de la précarité est au moins aussi important qu’à l’époque ! Il est temps qu’on cesse de nous leurrer en nous expliquant que la solution du chômage réside dans une accélération de la croissance. Cette conviction-là est de plus en plus partagée et de nombreuses personnes se disent qu’il est nécessaire d’inventer un nouveau remède structurel au chômage et à l’exclusion qui soit autre qu’une croissance qui, si elle était possible, ne serait pas désirable et si elle était désirable, ne serait pas possible.
Outre cette raison fondamentale, il en est une autre, plus générale. En effet, nous avons un besoin impérieux et urgent d’utopie réaliste. J’étais à un festival d’idées à Udine, en Italie, où se tenait un débat sur le djihadisme. Y participait un professeur de l’École des hautes études, d’origine iranienne et dont l’analyse des causes de l’afflux de jeunes partisans, d’origine maghrébine ou caucasienne en faveur de l’idée absurde d’un Califat islamique était très convaincante. Il manque ici une utopie mobilisatrice qui aille au-delà tant d’une sujétion au marché de plus en plus grande, que d’une lutte pour les avantages acquis auxquels ces jeunes-là n’ont d’ailleurs pas accès. Il faut aspirer à un avenir. Pour pouvoir façonner cette utopie mobilisatrice, on a bien sûr besoin d’autre chose que cette allocation universelle en restructurant la distribution des revenus et en créant ce socle qui pourrait dynamiser notre société. Ce n’est pas le lieu aujourd’hui d’en discuter, mais je suis convaincu que l’allocation universelle est essentielle lorsqu’elle est en interaction avec d’autres composantes qui favorisent cette évolution.
En conclusion, j’ai piloté pendant toute cette année ce que nous avons appelé « l’Année Louvain des utopies pour le temps présent », puisque nous célébrons le cinq-centième anniversaire de la publication, à Louvain, de l’ Utopie de Thomas More suite à l’intervention d’Érasme. Nous en avons profité pour nous remémorer ce glorieux début du XVI e siècle qui a été fondamental non seulement pour l’histoire notre civilisation mais aussi à travers le monde. Nous en avons profité pour inciter tous les membres de notre communauté universitaire, des plus âgés aux plus jeunes, et tout particulièrement nos étudiants et nos chercheurs, à trouver une place pour la pensée utopique intelligente et fédératrice des disciplines, telle une sorte de « smart utopia ». Ne laissons pas les ingénieurs ou les économistes travailler seuls à leur utopie ! Il importe de travailler ensemble afin de réfléchir sur les effets pervers des idées qui peuvent apparaître, de prime abord, formidables. D’où l’importance du genre de discussion que nous pouvons avoir, y compris dans ce cadre-ci.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Merci Monsieur le Professeur. Monsieur le Rapporteur, vous avez certainement un grand nombre de questions à poser, suite à cette intervention ?
M. Daniel Percheron , rapporteur . – C’est tout de même le silence qui s’impose, avec Thomas More, Jaurès, Condorcet à l’isolement attendant le verdict. L’utopie dans une société qui, malgré l’État providence, sort de l’autorité et de l’organisation millénaire de la religion : avouez qu’il n’est pas simple de passer à l’allocation universelle ! Vous êtes professeur en Belgique et êtes ainsi au coeur d’un État providence comme en France. Le financement de l’État providence en France repose sur le travail et, malgré cela, une partie de ceux qui produisent est dans la rue, à quelques mètres d’ici. Le malentendu existe face au chômage, aux nouvelles technologies et à l’accélération foudroyante du progrès. Vous êtes très convaincant, mais il faut que vous nous répondiez, par rapport au PIB, aux prélèvements, au ras-le-bol fiscal, à l’éloge de la paresse, à tous ces thèmes aujourd’hui.
Comment finance-t-on le revenu universel ? Il y a des présidents de département, qui sont irremplaçables dans la mise en oeuvre de l’État providence, au plus près des populations, qui essaient une pédagogie tout à fait remarquable. Il y a aussi, depuis l’école de Chicago, une invasion de la planète par les théories monétaristes et de libre-échange. Un tel dispositif coûte cher et peut remplacer d’autres allocations. Un tel dispositif permet également à la jeunesse de croire à nouveau dans l’intégration naturelle et l’ascenseur social. Avez-vous quelques pistes, compte tenu des milliards d’euros qui se profilent, dans le cadre de la campagne présidentielle, des campagnes départementales et du malentendu des élections régionales ? Pouvez-vous argumenter de manière à la fois homéopathique et efficace le financement de cette utopie ?
M. Philippe Van Parijs. – Le montant de l’allocation universelle, telle que je l’ai évoquée, n’est pas fixé de manière définitive. Cette allocation est-elle finançable ? C’est une question qui demeure sans réponse si l’on ne précise pas son montant. Je suis philosophe et j’ai beaucoup de mal à raisonner en milliards, surtout en circulant d’un pays à l’autre où tel ou tel montant peut s’avérer relatif. Je suis cependant capable de raisonner en termes de pourcentages du produit intérieur brut (PIB). Des différences énormes se font alors jour.
Cette allocation universelle existe aujourd’hui dans deux endroits dans le monde : en Alaska, depuis 1982, où un fonds a été constitué à partir de l’exploitation du pétrole, à l’initiative d’un gouverneur républicain qui a souhaité que les dividendes de cette dernière profitent aux générations ultérieures. Il permet ainsi aux Alaskais de devenir parties-prenantes dans l’exploitation de ce fonds qui distribue des dividendes annuels. Le second exemple, plus instable et récent, est Macao où, depuis 4 ans, les résidents permanents de Macao reçoivent un revenu annuel provenant des gains des casinos. Dans ces deux endroits, le PIB par tête est très élevés : en Alaska, c’est le plus élevé des États-Unis. Le dividende annuel distribué en Alaska et à Macao fluctue entre 2 et 3 % du PIB par tête, en fonction de l’évolution de la bourse.
À l’autre extrême, le référendum Suisse du 5 juin dernier, portait sur une proposition se déclinant en trois articles : premièrement, la Confédération introduit un revenu de base inconditionnel ; deuxièmement, ce revenu inconditionnel doit suffire à une vie digne et à une participation à la vie publique ; troisièmement, le pouvoir législatif en déterminera à la fois le montant et le mode de financement. Aucun montant n’était explicitement formulé, mais dans les commentaires des initiateurs de la proposition, il était évoqué un revenu strictement individuel mensuel de 2 500 francs suisses, soit d’environ 2 300 euros. Il eût ainsi représenté quelque 38 % du PIB de la Suisse. J’ai participé à plusieurs reprises aux débats en Suisse, notamment à Genève, à Zurich et dans les médias suisses. Il s’agissait d’un montant qu’il serait irresponsable d’introduire.
Manifestement, des différences très grandes existent donc quant aux niveaux évoqués. Pour des pays comme la France ou la Belgique, on peut songer, en régime de croisière, à un revenu de base strictement individuel qui représente 25 % du PIB par tête. Rien n’interdit d’y aller plus lentement comme on a pu le faire dans les deux autres modèles de protection sociale. En effet, les pensions de Bismarck étaient très faibles par rapport à celles servies par le régime français de retraite actuel. De la même manière, ce qui était distribué aux mendiants d’Ypres était très faible par rapport à ce qui est aujourd’hui distribué sous la forme du RSA en France. Il faut imaginer cet ordre de grandeur – entre 15 et 25 % du PIB par tête.
Pour autant, il ne s’agit pas de balayer les autres modèles de protection sociale. Toute proposition réaliste d’un revenu de base dans des pays comme les nôtres concerne ainsi un revenu socle qui viendrait se positionner en-dessous de l’ensemble de la distribution des revenus, y compris un certain nombre d’allocations conditionnelles qui resteront soumises aux mêmes conditions qu’antérieurement.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – C’est votre position ?
M. Philippe Van Parijs . – C’est ma position. Pour répondre à l’une de vos questions, 450 euros par tête en France, soit 15 % du PIB, me paraît une proposition envisageable. La semaine dernière, cette question a été abordée en Belgique, non seulement parce que le Ministre-Président de la Région Wallonne, M. Paul Magnette, l’une des personnalités les plus en vue du parti socialiste belge, a souligné que l’allocation universelle s’inscrivait dans le sens de l’histoire, mais aussi en raison d’une proposition du président d’un centre public d’aide sociale, de retenir un montant de 600 euros par personne, soit 24 % du PIB par habitant. Il faut penser à ce genre de montant. Naturellement, pour des personnes qui reçoivent une allocation chômage d’un montant supérieur, ces 600 euros représenteraient la base à laquelle pourrait alors s’ajouter un complément disponible selon le type de condition qu’on a actuellement.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Si je résume vos propos : le socle, ce serait le revenu universel et inconditionnel ; la conditionnalité s’appliquerait ensuite à beaucoup d’aides sociales en fonction de l’individualisation des cas.
M. Philippe Van Parijs . – Oui, mais dans moins de cas aujourd’hui, du moins en ce qui concerne la Belgique et ce, pour deux raisons. D’une part, un certain nombre d’allocations sont inférieures à ce montant et il faut ainsi intégrer ce type de données dans la réforme de l’impôt. D’autre part, comme il s’agit d’un socle, la trappe du chômage et à exclusion est réduite, sans la combler tout à fait, puisque cette allocation universelle est combinable avec un travail à temps partiel inférieur au montant garanti à chacun, mais qui est combinable avec ce revenu socle ; ce que, du reste, les actuels revenus minimums garantis ne permettent pas dans leur grande majorité.
M. Alain Vasselle . – J’aurai une réaction, en vous écoutant, qui vous semblera sans doute un peu provocatrice : on distribue cette allocation française universelle d’un montant de 450 euros à tous les résidents français dès l’âge de dix-huit ans, et après qu’adviendra-t-il ? Vous avez bien développé les vertus de cette allocation universelle. À vous entendre, grâce à cette allocation universelle, les Français pourraient enfin connaître un réel épanouissement dans leur vie. Mais pensez-vous réellement que cette allocation universelle, qui pourrait notamment être cumulée avec un certain nombre de droits connexes dont le recensement et l’évaluation font aujourd’hui défaut, le permettrait-elle ? La question complémentaire que je pose est la suivante : faut-il remettre en cause l’échelle des salaires suite au cumul de cette allocation universelle avec une activité professionnelle ? On remet alors en cause le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) qui intègre pour l’entreprise les 450 euros d’allocation qui serait alors à la charge de l’entreprise. Il faudrait en mesurer l’impact en termes de baisse de charges pour l’entreprise. Mais ces 450 euros entreraient-ils alors dans l’assiette des cotisations sociales, car il importe d’aller au-delà du simple versement d’un revenu minimal pour accorder la protection sociale, que ce soit en matière de santé et de retraite. Je réagis à chaud par rapport à la proposition que vous faîtes !
M. Philippe Van Parijs . – Ces questions me paraissent légitimes. L’allocation universelle n’est pas une garantie d’épanouissement pour chaque Français, mais plutôt un remède à un certain nombre de défauts de notre système actuel de protection sociale de manière à l’ajuster aux défis du XXI e siècle. Cette démarche, donne une possibilité accrue de dire oui ou non à un emploi qui est sensible au montant et à la proportion du niveau du PIB qu’il représente. Mais il importe d’y aller graduellement, car il faut que la demande de travail s’y ajuste. Procéder graduellement permet, d’une part, de multiplier le développement de ces emplois, à haute qualité de formation, en raison de la possibilité plus grande de dire oui ; de tels emplois ayant plus de sens pour les personnes qui les occupent. D’autre part, cette démarche force à un ajustement pour les emplois qui ne présentent pas ces qualités et qui risquent de connaître une pénurie de candidats. Alors il faudra essayer d’automatiser ces tâches et de remplacer les gens par des machines, ou, si cette démarche n’est pas possible, essayer d’améliorer leur qualité. Si cette perspective n’était ni possible ni désirable, il conviendrait alors de les rémunérer davantage. Il faudra un certain temps pour que cela intervienne. L’allocation universelle induit une dynamique au sein de l’économie et de la société qui correspond aux exigences de notre monde, à la fois en raison des contraintes écologiques et des nouvelles possibilités technologiques qui devraient être couplées avec une transformation réellement révolutionnaire de notre système d’enseignement. Je n’aborderai pas ce dernier sujet qui me passionne, mais je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que le versement de cette allocation n’est pas la panacée qui va épanouir d’emblée tous les Français.
S’agissant de la question des rapports avec le SMIC, je n’ai pas personnellement étudié ce point en France. Je l’ai fait en revanche pour la Belgique pour laquelle nous avons fait des micro-simulations, avec des allocations, fût-ce même d’un niveau relativement faible. Dans le cas belge, toute proposition de financement à un niveau relativement faible doit passer par la réforme de l’impôt sur les personnes physiques. Dans tous nos pays, nous avons une forme d’exonération des premières tranches de revenus et des taux faibles sur les tranches suivantes, à des taux bien inférieurs au taux marginal de la plupart des contribuables. Ces cadeaux fiscaux seraient remplacés par l’allocation universelle et ce, même pour les personnes bénéficiaires des revenus les plus élevés. Les gens qui sont au SMIC verront les premières tranches de leur salaire davantage imposées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Les revenus bruts des travailleurs à temps plein au SMIC ne seront ainsi pas réellement modifiés et les raisons d’avoir un SMIC ne disparaîtront pas en cas d’allocation universelle. Mais alors, dans quelle mesure la trappe du chômage est-elle diminuée ? En raison de l’augmentation considérable et souhaitable du travail à temps partiel voulu et choisi. L’allocation universelle est à la fois un moyen pour ceux qui se rendent malades, parce qu’ils travaillent trop, de réduire leur temps de travail et ainsi de libérer leurs emplois de manière temporaire ou partielle en faveur de ceux qui ne parviennent pas à en trouver un. D’après nos micro-simulations, les principaux gagnants nets de l’introduction de l’allocation universelle sont les travailleurs à temps partiel. Il faut désormais considérer le travail à temps partiel comme une forme d’investissement dans notre capital humain puisqu’il permet de concilier la formation et le développement de nouvelles capacités. Il faut ainsi abandonner cette idée qu’on est formé pour la vie après quelques années d’enseignement après les études secondaires. Ce temps partiel est également un investissement dans la génération plus jeune puisque les parents qui en bénéficient peuvent prendre plus de temps pour s’occuper de leurs enfants au moment où ils voient que ces enfants en ont en besoin. Ce temps partiel est lié à la question du SMIC qui aura toute sa raison d’être en cas de l’allocation universelle. Comment sortons-nous alors de la trappe du chômage, puisqu’il faudra prévoir que tout emploi viable soit suffisamment rentable pour que l’employeur soit en mesure de payer le SMIC ? Ce qui va être systématiquement encouragé, c’est une multiplicité d’emplois à temps partiel, y compris sous la forme d’un travail non salarié, indépendant, en partenariat avec d’autres et avec toutes les incertitudes que l’on peut assumer du moment qu’on peut compter sur ce revenu socle.
M. Dominique de Legge . – J’ai bien compris la différence philosophique entre ce que vous présentez et le mécanisme d’assistance sociale. Vos propos me conduisent à formuler une observation et à poser plusieurs questions. Premièrement, si l’on part d’une redistribution moyenne de 450 euros par mois pour des personnes âgées de plus de dix-huit ans, on se place à peu près au niveau que l’on connaît actuellement. Il n’y a pas de sensible amélioration. Deuxièmement, vous confirmez bien que ce dispositif est déconnecté complètement du dispositif assurantiel sur le plan assurance-chômage, maladie et vieillesse. Si tel est le cas, ne peut-on pas analyser la proposition que vous formulez comme la création d’une allocation unique qui serait une forme de simplification du dispositif assez complexe qui repose, en France, sur une vingtaine d’allocations entre la naissance et la mort ? Enfin, dans un contexte budgétaire très contraint et, dans notre tradition française égalitaire, pensez-vous que le versement d’une allocation à tout le monde, quel que soit le revenu, soit considéré comme opportun ? Ne risque-t-on pas d’y voir là un cadeau destiné aux plus riches ?
M. Yannick Vaugrenard . – Merci beaucoup pour vos propos introductifs et ceux qui ont suivi. Ce que vous proposez conduit à une révolution de la pensée et des comportements qui s’entrechoque avec les perspectives ou les échéances électorales qui sont toujours de court-terme. Pour que soit conduite une réflexion en profondeur, à la fois philosophique et économique, des propositions et de leurs perspectives, il faudrait que les responsables politiques, dont nous sommes, fassent abstraction, en toute honnêteté intellectuelle, des échéances à venir. C’est là la principale difficulté, en raison du fonctionnement démocratique et médiatique de notre pays. Par ailleurs, il faut dresser un constat. Je rappellerai quelques chiffres : la France compte trois millions d’enfants vivant en-dessous du seuil de pauvreté ; un enfant sur deux vit dans une zone urbaine sensible et pour beaucoup, le revenu universel représente une allocation de survie en quelque sorte. Ce n’est ni plus ni moins que cela, mais une telle démarche a toute son importance. Comme le disait un grand philosophe, nous ne sommes pas encore libres ; nous avons seulement atteints la liberté d’être libres. Un tel constat vaut pour tous, que ce soit pour les personnes en situation de pauvreté ou nous-mêmes. Il faut bousculer tout cela, pour arriver à convaincre en quelque sorte. Une fois les principes philosophiques développés, ceux-ci s’entrechoquent avec la réalité économique de court terme. Il y a peu à la fois de philosophes et d’économistes, comme Karl Marx en son temps. On a besoin de cela, car nous sommes confrontés au réel et ceux qui sont aujourd’hui en situation de grande précarité sont montrés du doigt et considérés comme des profiteurs d’une sorte d’assistance, alors que je considère que ces personnes sont des ayants-droits de notre République. C’est un vrai combat à mener, de manière noble et paisible, pour essayer de faire évoluer les mentalités, afin d’éviter qu’elles ne soient corsetées dans une vision de court-terme. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point. En outre, la proposition que vous défendez répond déjà au phénomène central du non-recours des ayant-droits, que ce soit pour le RSA ou d’autres aides sociales, qui est aujourd’hui considérable. À partir du moment où un dispositif est automatisé, le problème des complexités administratives est résolu. L’allocation universelle répond à cette difficulté et s’avère ainsi, d’un point de vue humain, d’une valeur tout à fait considérable.
M. Philippe Van Parijs . – Je partage les considérations générales qui viennent d’être évoquées, s’agissant notamment de la difficulté à réconcilier cette réflexion à long terme avec la prise à bras le corps des nouveaux défis avec les échéances politiques. Une chose demeure remarquable à mes yeux : c’est le degré auquel ces propositions divisent les partis politiques, ce qui représente à court terme une difficulté et à plus long terme un atout. Une difficulté tout d’abord puisqu’aucun d’eux d’ailleurs ne souhaite mettre cette mesure à son programme tant elle est un facteur de division. En Suisse, des débats parlementaires ont eu lieu avant la votation populaire : si les partis de droite ont voté unanimement contre cette mesure, les partis socialistes et écologiques étaient divisés entre partisans et opposants à cette mesure. À plus long terme, il faudra obtenir le même type de consensus pour instaurer ce troisième modèle de protection sociale que celui qu’on a pu obtenir pour les deux précédents. Il ne faut pas qu’une nouvelle majorité démantèle ce qui a été créé par la précédente. En fait, à travers l’Europe, ce sont plutôt les partis chrétiens-démocrates, plutôt localisés à droite initialement, qui ont introduit les systèmes d’assurance sociale grâce à un consensus suffisamment large sur la base du système. Dans certains pays, comme en Finlande, la proposition d’un revenu de base, initialement portée par les écologistes et la gauche du parti social-démocrate qui sont tous deux dans l’opposition aujourd’hui, est désormais relayée par le « parti des vrais Finlandais », membre le plus à droite de l’actuelle coalition gouvernementale qui a pourtant mis cette mesure-là à l’ordre du jour. Certes, des différences se sont faites jour entre les différentes versions, mais la question n’est pas tant celle du montant que celle de savoir ce que l’on remplace. Sur le fond, il s’agit d’un défi permanent. Nos démocraties sont rythmées par les échéances électorales, dans certains pays plus particulièrement. En Suisse, la dynamique est profondément différente de celle que l’on trouve en France, puisque ce pays est doté d’une assemblée et d’un gouvernement constitués à la proportionnelle où toute forme d’alternance est empêchée, puisque tous les partis se trouvent représentés dans le Conseil fédéral.
Comme vous l’avez souligné, le montant évoqué pour l’allocation universelle ne changera pas grand’ chose à la situation des ménages les plus défavorisés. Or, pour ceux-ci, des changements surviendront, en raison du nombre de personnes qui ne font pas valoir leurs droits à un certain nombre de transferts. France stratégie a publié un rapport dans lequel il était indiqué qu’en France, la moitié des ayant-droits du RSA-socle ne faisait pas valoir ses droits. Le taux de pauvreté en Suisse est de 7,5 %, alors que seuls 2,5 % des personnes disposent de l’aide sociale, soit un taux de non-versement extrêmement important. Le fait d’avoir formellement droit à quelque chose ne signifie pas qu’on fait effectivement valoir ses droits. Les personnes qui sont dans cette situation sont les plus démunies également en matière d’information et le revenu universel induit une réelle différence. Mais, outre cette question des ayant-droits, le fait que ce revenu soit un socle et non un filet, c’est-à-dire qu’il soit combinable avec d’autres prestations ou revenus, instille une dynamique et une plus grande liberté quant au choix d’activités. Il permet également aux ménages de sortir de l’exclusion puisqu’il est possible de cumuler sans limite leur socle avec des revenus du travail, fût-il à temps partiel. C’est là une différence dynamique, et non statique, avec notamment le RSA.
L’allocation universelle, telle que je la conçois, n’a pas vocation à se substituer au système en vigueur. Loin de n’être qu’une seule allocation pour tous, elle constitue est un socle qui peut se substituer entièrement à certains transferts, si ce socle est suffisamment important. En particulier, les couples, qui sont actuellement au revenu conditionnel dans certains pays, n’auront plus besoin d’une intrusion quelconque dans leur vie privée pour savoir s’ils ont droit à quelque chose. En revanche, pour toutes les propositions sérieuses d’allocation universelle, ce sera insuffisant pour pouvoir en vivre, si l’on vit seul dans une ville où le coût du logement est très élevé. Pour ces personnes-là, il faudra un complément et qu’un travailleur social s’occupe de leur situation n’est pas une mauvaise chose, car cette démarche permet de rompre l’isolement dans lequel elles sont bien souvent confinées.
L’allocation universelle induit également une simplification pour deux raisons. D’abord, en partie parce que les allocations, ou certains avantages fiscaux qu’il est parfois plus difficile d’obtenir, sont plus faibles que son montant. Ensuite, parce qu’il s’agit d’un socle qui permet de sortir de cette situation d’ayant-droits conditionnels, du fait de la possibilité de combiner un revenu du travail.
Enfin, votre dernière question portait sur la compréhension par l’opinion de l’octroi d’une allocation universelle aux plus riches. Donner aux riches comme aux pauvres est en fait mieux pour les pauvres, car les riches paieront pour leur allocation universelle. On leur supprimera ainsi leur exonération pour les premières tranches d’impôt ainsi que les taux faibles s’appliquant aux tranches suivantes. S’il y a des gagnants nets du système, en particulier parmi les travailleurs à temps partiel, un ajustement fiscal devra être effectué. Par exemple, si l’on introduisait une allocation universelle en Belgique, je ne devrais pas me demander comment l’utiliser, parce qu’en fait, à la fin du mois, mon salaire serait certainement moindre que ce dont je dispose actuellement, car un professeur d’université, en fin de carrière et au barème maximal, figure parmi les 6 à 7 % des salariés les plus riches du pays. Je devrai ainsi contribuer au financement de cette allocation universelle. Mon incitation au travail sera-t-elle réduite ? Bien sûr que non ! Et ma réponse vaut également pour les autres personnes qui seront soumises à ce type de régime. Ce n’est pas qu’on gaspille en donnant aux riches. Il faut se garder d’une sorte de myopie, y compris parmi les personnes qui sont préoccupées par la réduction de la pauvreté, et réfléchir en termes d’équilibre général à l’effet comparé de ces deux dispositifs.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Vous êtes vraiment un professeur belge ! Lorsque vous indiquez que le revenu universel augmentera votre fiscalité et fera de vous un contributeur amélioré, vous êtes tout à fait étranger au raisonnement des classes moyennes françaises !
M. Philippe Van Parijs . – Peut-être aussi aux classes moyennes belges ! Mais je pense qu’il est nécessaire de réhabiliter l’impôt. Outre que les augmentations de capital échappent largement à l’imposition, en comparaison avec ce que payent les travailleurs, une inégalité très forte demeure dans la distribution des revenus du travail. L’un de mes collègues faisait remarquer que si l’on payait les joueurs de l’équipe nationale belge seulement un million d’euros par an, ceux-ci ne marqueraient pas moins de buts… On a besoin d’une fiscalité qui soit beaucoup plus forte. La plus grande partie de notre revenu est un cadeau, qui résulte de l’accumulation du capital et de l’innovation technologique qui nous a précédés, et non de notre effort individuel. La plus grande part de mon revenu résulte de ce que je n’ai pas fait. Il suffit de comparer mon revenu avec les mêmes activités d’enseignement conduites il y a deux cent ans à Calcutta pour mesurer l’immensité de ce cadeau. Ce que fait l’impôt, loin de confisquer une partie du capital de ceux qui ont beaucoup travaillé et de le distribuer à d’autres, c’est d’assurer le partage plus équitable de ce qu’on a reçu.
M. Daniel Percheron , r apporteur . – Je pense, Monsieur le professeur, que vous pouvez obtenir de 3 à 4 % au premier tour dans une ville moyenne avec ce raisonnement-là, dans l’état de la France d’aujourd’hui ! Mais vous pouvez gagner éventuellement si vous convainquez. Vous avez été très précis et avez évoquez l’Alaska. Certes, on ne peut deviner, en écoutant Mme Sarah Palin, que son État est à la pointe de la modernité dans le domaine social. Vous avez également répété à plusieurs reprises l’idée d’une démarche progressive. Êtes-vous totalement étranger une expérimentation bien localisée, progressive et régulièrement évaluée ?
M. Philippe Van Parijs . – Tout dépend de ce qu’on entend par cette notion. Plusieurs expérimentations sont planifiées ou en cours. J’y crois beaucoup en termes de publicité autour de l’idée, mais ces dernières ne nous donneront aucun enseignement décisif quant aux effets de l’introduction véritable d’une allocation universelle. Certes, la plus sérieuse expérimentation doit avoir lieu, pendant deux ans, en Finlande et sera la plus importante jamais réalisée en Europe. Si la Cour constitutionnelle finlandaise donne son accord, en considérant qu’elle ne consacre pas une forme d’inégalité parmi les citoyens – puisque seuls certains d’entre eux bénéficieront de cette allocation – cette expérimentation devrait débuter le 1er janvier prochain.
Les difficultés méthodologiques quant à la constitution de l’échantillon mises à part, trois problèmes fondamentaux demeurent. Le premier réside dans la limitation de la durée d’expérimentation qui fausse les comportements. En effet, les Finlandais concernés vont-ils quitter leur emploi pendant la durée de l’expérimentation ? Quel va être l’effet net si l’on introduit une telle mesure à durée indéterminée ? On ne peut le déterminer. D’ailleurs, toutes les autres expérimentations, y compris celles ayant trait à l’impôt négatif, partageaient cette difficulté. Au Kenya, dans un contexte tout à fait différent il est vrai, une expérience sur dix ans devrait être conduite. On relativise certes ces difficultés, sans pour autant les éliminer, sur une telle durée à l’issue de laquelle le politique aura peut-être perdu tout intérêt pour cette mesure, comme cela s’était produit au Canada.
La seconde difficulté réside dans la mesure, non de manière statique à court-terme, de l’impact de cette mesure, mais plutôt dans la dynamique qu’elle créée à plus long terme sur le marché de l’emploi. Une série d’emplois, qui augmentent considérablement le capital humain mais qui génèrent, dans le même temps, des revenus incertains, va ainsi se développer. Ces effets-là ne pourront être détectés du fait du caractère nécessairement restrictif de l’échantillon de personnes bénéficiaires de cette expérimentation par rapport au marché du travail global, comme en Finlande notamment.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – C’est votre conviction ?
M. Philippe Van Parijs . – 0,1 % du marché du travail n’aura aucun impact visible au niveau de l’offre des emplois. Il y a encore une troisième difficulté. On peut placer dans l’échantillon des personnes qui vont gagner plus, en net, suite à l’introduction de la mesure ; mais on ne pourra pas mettre dans cet échantillon des personnes qui, comme moi, seraient perdantes en cas d’introduction de la mesure. Ce qui fait que tous les contributeurs nets, suite à la réforme, seront nécessairement exclus de l’échantillon. Tous ceux qui sont opposés à la mesure, quelle qu’en soit la forme, pourront donc toujours réfuter une quelconque valeur méthodologique à l’échantillon. Ceux dont les taux marginaux ont été augmentés n’ont pu réagir. Cela signifie que l’application à l’ensemble de la population n’aurait plus cette contrainte du délai, aurait un impact direct sur les emplois disponibles et, enfin, les contributeurs nets seraient impliqués, puisqu’ils financeraient la mesure, à l’inverse des expériences pilotes en Inde ou en Namibie conduites avec des fonds extérieurs. Cela ne signifie pas qu’on se lance dans l’aventurisme au sens propre ; mais il faut plutôt le faire, comme avec Bismarck ou à Ypres, de manière graduelle. Les pensions Bismarck avaient jusqu’alors été considérées comme une utopie totale !
M. Daniel Percheron , r apporteur . – Un peu comme Lula au Brésil ?
M. Philippe Van Parijs . – Le cas de Lula est différent.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Vous venez de faire l’éloge de la réforme graduelle. J’y crois beaucoup et on n’y arrive pas de manière brutale. Mon expérience de maire, et mon collègue rapporteur pourrait également en témoigner à l’aune de sa propre expérience de président de région, me laisse à penser que les réformes les plus faciles à accepter sont celles qui relèvent d’une logique gagnant-gagnant. J’ai pu ainsi passer du système de district à la communauté urbaine parce que tout le monde était gagnant et que je disposais de revenus supplémentaires. Cette mesure s’est révélée extrêmement bénéfique pour les populations parce que l’État nous y aidait.
Il faudrait trouver un revenu qui vienne s’ajouter, comme en Alaska ou à Macao où la redistribution de revenus issus de ressources spécifiques a un sens. Qu’est-ce qui pourrait contribuer à améliorer la redistribution dans nos États actuels ? J’ai bien compris que vous étiez le farouche partisan d’une allocation socle venant s’ajouter à tout le reste. Nous allons d’ailleurs écouter cet après-midi M. Christophe Sirugue, auteur d’un rapport au Premier ministre proposant l’instauration d’un revenu-socle rassemblant plusieurs prestations déjà existantes en une seule. Cette démarche peut constituer un premier pas.
M. Philippe Van Parijs . – C’est certes un pas dans la bonne direction, mais nous demeurons dans un dispositif d’assistance sociale plus intelligent et simple pour les bénéficiaires.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Vous n’avez pas évoqué un critère qui nous amènera à la réflexion. S’il y a expérimentation, avec toutes les limites, les incertitudes, les inconvénients et les chances que vous avez soulignées, elle ne peut se faire que dans les territoires où l’économie de marché ne remplit pas son rôle. Bien entendu, il y a des catégories et des populations en difficulté. Mais il existe aussi des territoires qui sont également en difficulté. La Belgique comme les bassins miniers du Nord-Pas-de-Calais ont subi des séismes économiques et des drames sociaux. Lorsque, dans ces territoires, comme cela a été quantifié, le marché ne peut pas ramener la prospérité, le revenu universel peut fournir progressivement une approche instillant la fameuse dynamique que vous avez évoquée. C’est important. Pour nous, les critères économiques sont vraisemblablement décisifs dans la pédagogie de l’explication : tel territoire rural qui voit le marché absent et donc la précarité s’imposer ou tel territoire de reconversion industrielle où le marché est vraiment absent au moins à moyen terme peut nous aider à aller progressivement sur la dynamique que vous avez soulignée.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Ce sera une bonne conclusion, qui appelle néanmoins une réponse.
M. Philippe Van Parijs . – Peut-être, car chaque cas est différent. Pour aller de l’avant, il faut toujours une coalition efficace entre trois catégories d’acteurs : des visionnaires – d’où mon plaidoyer pour l’utopie et la définition d’une direction où aller – des catalyseurs d’énergie, qui vont dans la rue pour remettre en cause l’actuel système, ainsi que des bricoleurs, qui parviennent à saisir les interstices du système et les occasions politiques qui permettent d’aller de l’avant. Pour cela, on a besoin d’élus et de personnalités politiques comme vous, qui à la fois comprennent l’importance d’aller dans une certaine direction et ont suffisamment d’expérience pour saisir les occasions.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Ce que vous avez évoqué sur le consensus relève davantage, dans la France d’aujourd’hui, du territoire limité que du débat national, voire référendaire. On a pu le voir en Suisse. C’est au niveau d’un territoire ou de plusieurs que l’on peut obtenir l’accord fondamental.
M. Philippe Van Parijs .- La mobilité entre les territoires est une menace pour ce type de dispositif.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Merci beaucoup pour votre intervention de cet après-midi et d’être venu de Bruxelles spécialement pour nous parler de cette allocation universelle.
B. AUDITION DE M. CHRISTOPHE SIRUGUE, DÉPUTÉ, AUTEUR DU RAPPORT « REPENSER LES MINIMA SOCIAUX – VERS UNE COUVERTURE SOCLE COMMUNE », REMIS AU PREMIER MINISTRE
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président – Nous avons le plaisir d’accueillir notre collègue député Christophe Sirugue, au titre du travail qu’il a effectué, en qualité de parlementaire en mission, sur la réforme des minima sociaux.
Monsieur le député, votre travail a débouché sur la remise d’un rapport au Premier ministre le 18 avril dernier que vous avez intitulé : « Repenser les minima sociaux – Vers une couverture socle commune ».
Vous proposez dans votre rapport trois pistes d’actions, d’inégale ambition : des mesures de simplifications immédiatement susceptibles d’être mises en oeuvre, une réduction par deux des minima sociaux par regroupement de certaines des dix allocations existantes à ce jour, enfin une réforme très ambitieuse conduisant à l’instauration d’une couverture socle « unique » commune à tous, et qui serait le cas échéant assortie de prestations sociales complémentaires pour régler certaines situations.
Notre mission commune d’information a souhaité pouvoir vous entendre et échanger avec vous car, à l’occasion de cette réflexion menée sur la réforme des minima sociaux, vous vous êtes intéressé au revenu de base. Mais, si vous vous êtes penché sur le revenu de base, vous l’avez néanmoins écarté, en considérant qu’il ne constituait pas la solution la plus pertinente pour l’objectif que vous poursuiviez, à savoir la lutte contre les exclusions.
Nous souhaiterions donc tout particulièrement que vous puissiez nous éclairer sur les raisons qui vous ont conduit à cette solution.
Avant de vous laisser la parole, peut-être notre rapporteur, Daniel Percheron, souhaite-t-il compléter mon propos et vous poser quelques questions ?
M. Daniel Percheron , rapporteur – La France est la République la plus « sociale » : le financement de la protection sociale représente 34 % de son produit intérieur brut (PIB).
Dans son rapport, Christophe Sirugue passe de l’univers kafkaïen des aides sociales, dont seuls les conseils départementaux possèdent les clés au nom de la proximité, à l’esquisse d’une fable de La Fontaine dont la morale serait que la protection sociale est pour tous une exigence, une réalité et un succès amplement démontré. Je vais laisser le charme opérer depuis la Saône-et-Loire, terre de complexité…
M. Christophe Sirugue, député – Après une telle introduction, la barre est haute !
Vous l’avez rappelé dans votre propos introductif, la mission qui m’a été confiée ne portait pas sur la mise en place d’un revenu universel, mais sur l’évaluation des différents minimas sociaux existants. Le rapport que j’ai remis au Premier ministre a donc consisté à étudier les dix minimas sociaux existants en France, et à faire quelques constats qui sont relativement préoccupants : si nous avons une couverture sociale extrêmement développée dans notre pays, force est de constater qu’elle est parfois difficilement accessible, très souvent injuste si l’on considère le fait qu’à ressources identiques on peut relever de dispositifs différents, et d’une grande complexité pour les personnes qui en sont les allocataires mais aussi pour ceux qui instruisent les demandes d’aide.
Nos minimas sociaux sont le fruit de notre histoire et de la réponse apportée à certains problèmes à différentes périodes. Ce sont donc des dispositifs juxtaposés, sans que personne n’ait cherché à organiser un quelconque lien entre eux. Ceci explique le manque de cohérence entre ces dispositifs. Par principe, ces minimas correspondent à des statuts : tel statut ouvre droit à tel minimum social. Ceci est une source d’iniquité importante, puisque les ressources de référence prises en compte dans le calcul des minimas sont différentes : certains sont soumis à forfait – par exemple, un forfait logement est pris en compte dans le calcul du revenu de solidarité active (RSA) -, les critères d’âge sont variables – parfois légitimement, pour ce qui est notamment de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) -, certains donnent lieu à des exonérations fiscales, d’autres non, certains ont un montant est un différentiel, d’autres un montant fixe…
Par ailleurs, les droits connexes, qui représentent parfois un apport complémentaire de revenus important, sont variables d’un minimum social à l’autre. Ces aides ont outre une connotation différente : personne ne reprochera à un allocataire de percevoir l’ASPA ou l’allocation adulte handicapée (AAH), alors qu’il existe des débats récurrents autour de la légitimité du RSA.
La commande du Gouvernement fixait à la mission qui m’a été confiée trois objectifs relatifs à l’accès au droit, à la simplification et à l’équité, et formulait deux recommandations : être vigilant quant à l’impact des évolutions proposées sur les opérateurs et essayer de réaliser une évaluation financière des propositions.
À l’issue de nos travaux, nous avons proposé trois scénarios. Un premier scénario que je qualifie de « paramétrique », essaie de tenir compte des dix minimas sociaux existants, sans remettre en cause la philosophie des minimas par statut. Ce modèle propose d’harmoniser les « bases ressources » des aides, les périodes de référence – actuellement cela peut aller de l’année n-2 jusqu’aux trois derniers mois -, de clarifier la question de leur individualisation ou de leur familialisation, et d’avancer sur la question de l’âge d’éligibilité – il s’agit en l’occurrence pour moi d’une réflexion qui doit valoir pour tous les scénarios.
Maintenir les minimas sociaux existants tout en essayant d’harmoniser leurs paramètres n’est pas un exercice aisé à opérer, surtout au regard de l’écart des sommes qui sont versées entre l’aide la plus faible, qui s’élève à 340 euros, et l’aide la plus élevée qui est de 807 euros.
Le deuxième scénario s’inspire de ce que préconisait la Cour des comptes : regrouper les minimas sociaux par « pôles ». Je n’ai pas complètement suivi la classification de la Cour, et je propose pour ma part cinq pôles : un pôle relatif au handicap dans lequel on retrouve l’AAH et l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), qui semblent devoir faire l’objet d’une harmonisation ; un pôle concernant les personnes âgées, qui comporte l’ASPA ; un pôle relatif à l’aide en direction des demandeurs d’asile, qu’il me paraissait difficile de regrouper avec d’autres aides ; un pôle relatif au revenu minimum qui comprendrait le RSA, l’allocation veuvage, le revenu de solidarité dans l’outre-mer (RSO), ainsi que les autres dispositifs relevant de la même logique ; enfin, un pôle constitué par l’allocation de solidarité spécifique (ASS) .
Au départ, la commande était de fusionner le RSA et l’ASS, mais l’étude que j’ai menée montre que cela risquerait de faire un nombre de perdants substantiels chez les bénéficiaires de l’ASS. Je plaide toutefois pour une réforme de l’ASS qui est censée accompagner les demandeurs d’emploi en fin de droit et où l’on retrouve des personnes bénéficiaires depuis plus de dix ans. C’est une forme d’hypocrisie que d’avoir un dispositif qui accompagne les personnes jusqu’à l’âge de la retraite sans le dire. Je suis donc favorable à ce que l’on réduise la durée de versement de l’ASS à deux ans, période à l’issue de laquelle les personnes basculeraient vers le RSA.
Le troisième scénario, qui a ma préférence, consiste sortir de la logique de statut pour revenir au droit commun. Il s’agit d’avoir un socle de couverture commun permettant un traitement équitable des différentes situations qui en relèvent. Ce socle, de 400 euros, serait assorti de deux compléments : un complément pour les personnes dans l’impossibilité de travailler, qu’elles soient âgées ou handicapées, pour arriver à un montant comparable à celui de l’AAH et de l’ASPA ; un complément de 100 euros pour les personnes inscrites dans un processus d’insertion, ce qui permettrait une légère amélioration par rapport au montant actuel – hors forfait logement, le montant du RSA est de 477 euros. Surtout, ce dispositif serait totalement individualisé, ce qui fait permettrait une amélioration substantielle de la situation des personnes en couple.
La question qui se pose est de savoir comment revaloriser l’idée qu’on a vocation à sortir des minimas sociaux. Je suis frappé par le fait qu’on apprécie la question des minimas sociaux indépendamment des politiques d’insertion. Or, si les minimas sociaux ont toute leur utilité pour les personnes qui n’ont pas d’autre possibilité que de relever de ces dispositifs, il en est tout autrement des personnes dont notre devoir est de les amener à en sortir.
Cela pose la question des politiques d’insertion. Le constat, c’est qu’il y a un effondrement des moyens consacrés aux politiques d’insertion dans notre pays. Alors qu’au moment du revenu minimum d’insertion (RMI) il existait une obligation de consacrer 20 % de l’enveloppe de l’aide aux politiques d’insertion, cette obligation a disparu depuis. Un peu plus de 7 % des montants des allocations versées sont actuellement consacrés aux politiques d’insertion, alors même que nous aurions besoin d’actions fortes dans ce domaine.
Les politiques d’insertion sont essentiellement menées par les conseils départementaux, qui sont dans une situation financière difficile compte tenu des politiques sociales qu’ils mènent par ailleurs au profit des personnes handicapées, des personnes âgées et des personnes en situation d’exclusion. Mais je ne suis pas sûr que cela soit la seule explication de la baisse des moyens consacrés à l’insertion.
Ayant été président de conseil départemental, je m’autorise à être sévère avec les départements. Aujourd’hui, dans beaucoup de départements, les politiques d’insertion ne comportent plus d’éléments innovants. La plupart du temps, on se contente de continuer à financer les chantiers et les structures d’insertion existants ; parfois les subventions diminuent. Mais il n’existe quasiment plus d’innovation sociale en matière d’insertion. J’ai d’ailleurs échangé sur ce point avec le président de l’Assemblée des départements de France. J’ai donc proposé que le paiement du RSA soit renationalisé ou recentralisé – mais pas intégralement afin qu’il reste une forme d’incitation en direction des départements – au risque de voir sinon cette politique publique nationale être déclinée très différemment d’un département à un autre. Les déclarations entendues ici ou là montrent que ce risque existe…
Une autre question importante et non réglée est celle du pilotage territorial du service public de l’emploi. Lorsque l’on regarde ce qu’il se passe sur nos territoires, je ne suis pas sûr que les difficultés résultent d’un manque de moyens. Si l’on considère les moyens de Pôle emploi, des missions locales, de Cap emploi, des maisons de l’emploi, etc., je suis même intimement convaincu que c’est moins une question de moyens que d’organisation de l’action du service public de l’emploi. Cet élément n’a pas été clarifié : nous avons donné des compétences économiques aux régions, des compétences d’insertion aux départements, nous laissons émerger des agglomérations qui interviennent dans ces domaines, mais l’État continue de vouloir jouer un rôle sur l’ensemble de ces politiques. Or, la révision générale des politiques publiques (RGPP) étant passée par là, il ne reste plus beaucoup de personnel suffisamment formé dans les préfectures et sous-préfectures pour pouvoir appuyer l’action menée. Cela ne se produit que lorsqu’un sous-préfet est mobilisé sur ces questions et décide d’animer les choses.
Il me semble que le troisième scenario, qui permet de créer un socle unique, est un point de départ pour la mise en place éventuelle d’une allocation universelle.
Ce débat ne peut toutefois pas avoir lieu sans que soit posée la question de la fiscalité, qui dépasse le champ qui était celui de mon rapport.
Au-delà des questions techniques, il faudrait également s’interroger sur la finalité d’une telle allocation : s’agit-il d’un complément de revenu, d’une substitution aux dispositifs et allocations existants à dépense constante ou d’une transformation de notre système d’aides sociales ?
Mettre en oeuvre un revenu universel dont le niveau serait suffisant pour vivre poserait la question du rapport de notre société au travail.
Même si des expérimentations ont pu être menées à l’étranger, nous ne disposons pas aujourd’hui de retours d’expérience suffisants pour nous appuyer sur un modèle. L’exemple de l’Alaska, basé sur la rente pétrolière, est difficilement transposable, et l’expérimentation finlandaise n’est que partielle et présente une certaine incertitude juridique.
Quoi qu’il en soit, il est nécessaire, avant d’avoir un débat plus approfondi sur la question, de mettre en oeuvre un socle unique comme le propose le troisième scenario de mon rapport.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Quel regard portez-vous sur l’expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » d’une part, et sur la garantie jeunes d’autre part ?
M. Christophe Sirugue, député . – J’ai soutenu ces deux dispositifs en tant que député.
Concernant l’expérimentation « zéro chômeur », qui consiste à offrir un CDI à des personnes en situation d’exclusion, le dispositif ne résout pas la question de la sortie du dispositif. Si on n’envisage pas l’accompagnement en termes de parcours, on maintient les personnes dans l’exclusion et la stigmatisation, à l’image des limites de l’allocation de solidarité spécifique (ASS).
La garantie jeunes fonctionne bien. Elle s’adresse à un public choisi et volontaire et s’appuie sur la mobilisation d’entreprise. Sa généralisation ne doit pas la transformer en droit opposable, sous peine de remettre en cause son efficacité.
Plus largement, je pense qu’il faut distinguer la politique publique de l’outil utilisé, et ne pas réduire l’une à l’autre.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Les dispositifs de lutte contre l’exclusion se caractérisent par une trop grande incohérence dans le pilotage des différents acteurs : Pôle emploi, les missions locales, les départements… Chacun a un point de vue qui est légitime du fait de ses missions propres, mais cette diversité ne permet pas une action efficace.
Je partage par ailleurs votre interrogation sur la place de la valeur travail.
M. Christophe Sirugue, député . – Il existe plusieurs approches de cette question. On sait que les évolutions technologiques auront un effet sur le nombre d’emplois offerts par l’économie. Le revenu universel doit-il traduire un changement de paradigme ?
Mme Anne-Catherine Loisier . – Quelle efficacité peut avoir le revenu de base dans la lutte contre la pauvreté, et quel regard portez-vous sur la réforme mise en oeuvre au Royaume-Uni ?
M. Christophe Sirugue, député . – Le revenu universel peut s’inscrire dans le cadre d’une politique de lutte contre la pauvreté en permettant un reformatage des dispositifs existants.
L’exemple anglais a des limites : il a fait beaucoup de « perdants » et a entraîné une explosion des coûts liés à la fusion des opérateurs plutôt que des économies de gestion.
Plus largement, je me méfie des modèles, qui ne tiennent pas compte des spécificités de chaque pays. Notre système de sécurité sociale est unique dans son champ. Il couvre de nombreux domaines qui relèvent ailleurs de la logique assurantielle.
Le scénario 3 de mon rapport nécessite d’approfondir les études avant de pouvoir être mis en pratique.
M. Yves Rome . – Seul le travail monétarisé est évoqué dans le rapport. Or il existe de multiples secteurs d’activité qui créent du bien-être et qui ne sont pas solvables au sens de l’économie de marché.
C’est une vieille lune de croire que la numérisation de la société va faire disparaître bon nombre de métiers traditionnels. On oublie de dire qu’elle en créé de nombreux autres. L’économie collaborative fait émerger de nouvelles activités qui finissent par être monétarisées. Je recevais ce matin le fondateur de Heetch, qui a déjà transporté plus de 3 millions de passagers en moins de trois ans, et qui fournit à des jeunes une activité et un complément de revenu d’en moyenne de 6000 euros par an. Ce type de changements que peut apporter l’économie collaborative n’est pas suffisamment pris en compte.
Il existe de nombreux secteurs de l’économie liés au bien vivre ensemble qui permettent l’émergence de nouvelles activités et qui redonnent aux personnes une apparence d’utilité sociale. Pour lutter contre l’isolement des personnes âgées maintenues à domicile, j’avais par exemple mis en place dans mon département des « visiteurs de convivialité », car ce dont souffrent le plus les personnes âgées, c’est de la solitude.
S’agissant du revenu universel, il n’y a pas de modèle, et les différentes pistes méritent d’être creusées. La vraie question qui se pose est de savoir quelle fiscalité adopter. Si l’on reste dans le système d’aujourd’hui, il ne sera pas possible d’avancer. En revanche, si l’on prend en compte les évolutions très fortes qui traversent l’organisation de la société et de la production, il y a peut-être d’autres leviers fiscaux qui pourraient être utilisés afin de solvabiliser un éventuel revenu de base.
M. Christophe Sirugue, député . – Je ne vais pas transposer ici les débats sur la « loi travail », mais il ne faudrait pas faire comme s’il y avait un vase communiquant entre les emplois qui disparaissent et ceux qui émergent. La réalité, c’est que les nouveaux emplois ne correspondent pas forcément à ceux que l’on connaît aujourd’hui.
Une des difficultés, lorsque l’on considère l’économie collaborative, c’est la qualification de la relation entre le donneur d’ordre et celui qui exécute la tâche. Sur ce point il faut être prudent, car requalifier en salariat les activités exercées pose un vrai problème, tout comme oublier qu’il s’agit quasiment de relations de gré à gré.
Le travail continue à être l’élément prédominant de la situation d’une personne dans la société, soit par la ressource qu’elle en retire, soit grâce à la place qu’elle occupe socialement. L’émergence de ces nouveaux emplois, qui ne sont pas comme ceux que l’on connaît aujourd’hui, pose une vraie difficulté et appelle à être vigilant.
Je ne sous-estime pas le fait que l’économie du numérique puisse créer des emplois. Mais malheureusement, on ne perd pas autant d’emplois qu’on en créé, et on ne crée pas le même type d’emplois.
Je ne comprends pas comment on peut aborder la question de la mise en place d’un revenu universel sans commencer par celle de la fiscalité. En soi, tout le monde peut être d’accord avec l’idée d’un revenu universel, mais le résultat peut être très différent selon le mode de financement choisi. Il s’agit d’un aspect essentiel ; si l’on élude la question de la fiscalité, on se trompe. Si j’avais dû faire un rapport sur le revenu universel, la moitié de mes travaux aurait porté sur la question du financement, et donc de la fiscalité.
En Finlande, les organisations syndicales défendent le revenu universel comme moyen de lutter contre la pauvreté, ce qui n’est pas tout à fait la vision du Gouvernement. Pourtant il y a un accord sur l’idée d’expérimenter un revenu universel.
Certains collègues parlementaires ont introduit et soutenu l’amendement Ayrault-Muet. Je regrette que ce débat ait pris la forme d’un amendement et qu’il n’ait pas été posé sur la table et davantage étayé. Lors de la remise de ce rapport, j’ai dit au Premier ministre que si la question était de savoir si ce que je proposais étaient les prémisses d’un revenu universel, il serait nécessaire de lancer une nouvelle mission de six mois pour creuser le sujet. Mon rapport ne pose pas les bases du revenu universel, bien que l’on puisse peut-être considérer que l’existence d’un socle commun constitue une première marche…
M. Pierre Camani . – Je partage totalement ce qui vient d’être dit : la question fiscale est essentielle. La mise en place d’un revenu de base est inséparable d’une réforme fiscale.
Une expérimentation locale, à l’échelle d’une intercommunalité ou d’un département, ne pourrait-elle pas nous permettre d’avancer sur le sujet ? Encore une fois, la problématique est tellement complexe qu’aucune solution n’est idéale.
M. Christophe Sirugue, député . – Il y a quelques jours, la Suisse a voté sur l’introduction d’un revenu de base. Suite à un débat agité, le référendum s’est traduit par un refus.
Quand on a un projet qui est aussi ambitieux que celui-là, qui vient chahuter de manière forte des piliers entiers de notre modèle social, deux options sont possibles: soit il convient de préparer la réforme quatre ou cinq ans à l’avance, en organisant de grands champs de concertation, d’analyse, de confrontations ainsi qu’un grand débat public ; soit on considère qu’il faut expérimenter – mais si l’expérimentation est réalisée sur un échantillon trop faible, il y aura toujours des personnes pour expliquer que les conclusions ne sont pas fiables.
Il faut par ailleurs se poser la question du financement existant de la redistribution, qui n’est pas que fiscal – je pense notamment aux aides sociales. La question est de savoir comment faire, en cas d’expérimentation d’un revenu de base, pour isoler correctement les différentes sources de financement de l’aide sociale.
L’intérêt d’une expérimentation, c’est qu’elle soit menée dans les conditions les plus proches possibles de ce que l’on veut faire. L’échantillon doit être suffisamment important, de même que la durée d’expérimentation.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Je suis en convergence totale avec vous : il faut une réflexion en profondeur sur le financement du revenu de base par la fiscalité. Mais une telle réforme fiscale constituerait une révolution… Voulons-nous aller jusque-là ?
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Notre collègue député a été lumineux. Il a présidé un conseil départemental et il est l’un de ces contremaîtres à la française, artisans d’un État-providence qui est, même si l’air du temps ne permet pas d’entendre, le plus complet en Europe. Face à la mondialisation, à la crise, aux nouvelles technologies, le malentendu est en train de s’installer.
À aucun moment, dans la réponse à la crise, il n’y a eu de vraie tentative de mise cohérence des minimas sociaux. Après les Trente Glorieuses, sous le septennat de Valérie Giscard d’Estaing, on est passé de 32 % à 39 % de prélèvements obligatoires pour répondre à la crise. En 2008, ce sont les amortisseurs sociaux qui ont permis que la crise épargne relativement les français.
Cette complexité et cette absence de cohérence des minimas sociaux nous privent d’une véritable « traçabilité » dans le domaine social. C’est dans ce contexte que renaît l’idée d’un revenu universel et ce besoin, face aux nouvelles technologies, face à la panne de l’ascenseur social, face au piétinement de la jeunesse devant l’emploi, de trouver une solution et de réinvestir dans l’État. Car c’est aussi de lui qu’on attend les solutions de demain.
Il y a un dans ce domaine un cadre de savoir-faire qui me semble s’imposer : le département, qui a failli disparaître, mais dans le cadre duquel le travail de proximité peut prendre toute sa place.
Il est des territoires, comme le Nord-Pas-de-Calais, où les mutations durent depuis 30, 40, 50 ans, où l’économie de marché ne parvient pas à ramener la prospérité et où le chômage des jeunes atteint parfois 40, 45 %, comme en Espagne. Ce sont des territoires où le revenu de base peut ouvrir des perspectives. Il nous faudra peut-être l’envisager. D’autant plus que dans ces territoires qui doutent, où la crise se prolonge, où les mutations à peine achevées voient arriver d’autres mutations, les forces de protestation deviennent petit à petit majoritaires. Nous ne sommes plus dans le cadre d’un débat politique classique. Les forces de négation et de protestation gagnent du terrain.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Je pense qu’il faut éviter de tomber dans un débat où l’émotion et la subjectivité prennent trop de place. L’idée d’un revenu de base est un peu révolutionnaire, utopique…
M. Daniel Percheron , rapporteur . – C’est une utopie réaliste !
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Ce que j’ai beaucoup apprécié dans le travail de Christophe Sirugue, c’est qu’il a apporté de la méthode dans un domaine qui en manque.
Je ne rêve pas de revenir à la planification, car c’est révolu. Mais faire une matrice de tout ce qui existe, comme vous l’avez fait, identifier le domaine du possible et expérimenter, avec méthode et gradualité, je pense que c’est la voie que nous devrions essayer de suivre.
M. Daniel Percheron , rapporteur . – Le rapport Sirugue est une première tentative de cohérence. C’est dans cette perspective que nous devons avancer.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . – Absolument.